Tocqueville et la guerre dans les démocraties

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dimanche 1er septembre 2013

Alexis de Tocqueville analyse ici les transformations de la guerre dans les régimes démocratiques. La démocratie en Amérique, tome 2, chapitre 26.

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Lorsque le principe de l’égalité ne se développe pas seulement chez une nation, mais en même temps chez plusieurs peuples voisins, ainsi que cela se voit de nos jours en Europe, les hommes qui habitent ces pays divers, malgré la disparité des langues, des usages et des lois, se ressemblent toutefois en ce point qu’ils redoutent également la guerre et conçoivent pour la paix un même amour . En vain l’ambition ou la colère arme les princes, une sorte d’apathie et de bienveillance uni¬ver¬selle les apaise en dépit d’eux-mêmes et leur fait tomber l’épée des mains : les guerres deviennent plus rares.

À mesure que l’égalité, se développant à la fois dans plusieurs pays, y pousse simultanément vers l’industrie et le commerce les hommes qui les habitent, non seule-ment leurs goûts se ressemblent, mais leurs intérêts se mêlent et s’enchevêtrent, de telle sorte qu’aucune nation ne peut infliger aux autres des maux qui ne retombent pas sur elle-même, et que toutes finissent par considérer la guerre comme une calamité presque aussi grande pour le vainqueur que pour le vaincu.

Ainsi, d’un côté, il est très difficile, dans les siècles démocratiques, d’entraîner les peuples à se combattre ; mais, d’une autre part, il est presque impossible que deux d’entre eux se fassent isolément la guerre. Les intérêts de tous sont si enlacés, leurs opinions et leurs besoins si semblables, qu’aucun ne saurait se tenir en repos quand les autres s’agitent. Les guerres deviennent donc plus rares ; mais lorsqu’elles naissent, elles ont un champ plus vaste.

Des peuples démocratiques qui s’avoisinent ne deviennent pas seulement semblables sur quelques points, ainsi que je viens de le dire ; ils finissent par se ressembler sur presque tous .

Or, cette similitude des peuples a, quant à la guerre, des conséquences très importantes.

Lorsque je me demande pourquoi la confédération helvétique du XV, siècle faisait trembler les plus grandes et les plus puissantes nations de l’Europe, tandis que, de nos jours, son pouvoir est en rapport exact avec sa population, je trouve que les Suisses sont devenus semblables à tous les hommes qui les environnent, et ceux-ci aux Suisses ; de telle sorte que, le nombre seul faisant entre eux la différence, aux plus gros bataillons appartient nécessairement la victoire. L’un des résultats de la révolution démocratique qui s’opère en Europe, est donc de faire prévaloir, sur tous les champs de bataille, la force numérique, et de contraindre toutes les petites nations à s’incorporer aux grandes, ou du moins à entrer dans la politique de ces dernières.

La raison déterminante de la victoire étant le nombre, il en résulte que chaque peuple doit tendre de tous ses efforts à amener le plus d’hommes possible sur le champ de bataille.

Quand on pouvait enrôler sous les drapeaux une espèce de troupes supérieure à toutes les autres, comme l’infanterie suisse ou la chevalerie française du XVIe siècle, on n’estimait pas avoir besoin de lever de très grosses armées ; mais il n’en est plus ainsi quand tous les soldats se valent.

La même cause qui fait naître ce nouveau besoin fournit aussi les moyens de le satisfaire. Car, ainsi que je l’ai dit, quand tous les hommes sont semblables, ils sont tous faibles. Le pouvoir social est naturellement beaucoup plus fort chez les peuples démocratiques que partout ailleurs. Ces peuples, en même temps qu’ils sentent le désir d’appeler toute leur population virile sous les armes, ont donc la faculté de l’y réunir : ce qui fait que, dans les siècles d’égalité, les armées semblent croître à mesure que l’esprit militaire s’éteint.

Dans les mêmes siècles, la manière de faire la guerre change aussi par les mêmes causes.

Machiavel dit dans son livre du Prince « qu’il est bien plus difficile de subjuguer un peuple qui a pour chefs un prince et des barons, qu’une nation qui est conduite par un prince et des esclaves ». Mettons, pour n’offenser personne, des fonctionnaires publics au lieu d’esclaves, et nous aurons une grande vérité, fort applicable à notre sujet.

Il est très difficile à un grand peuple aristocratique de conquérir ses voisins et d’être conquis par eux. Il ne saurait les conquérir, parce qu’il ne peut jamais réunir toutes ses forces et les tenir longtemps ensemble ; et il ne peut erre conquis, parce que l’ennemi trouve partout de petits foyers de résistance qui l’arrêtent. Je comparerai la guerre dans un pays aristocratique à la guerre dans un pays de montagnes : les vaincus trouvent à chaque instant l’occasion de se rallier dans de nouvelles positions et d’y tenir ferme.

Le contraire précisément se fait voir chez les nations démocratiques.

Celles-ci amènent aisément toutes leurs forces disponibles sur le champ de bataille, et, quand la nation est riche et nombreuse, elle devient aisément conquérante ; mais, une fois qu’on l’a vaincue et qu’on pénètre sur son territoire, il lui reste peu de ressources, et, si l’on vient jusqu’à s’emparer de sa capitale, la nation est perdue. Cela s’explique très bien : chaque citoyen étant individuellement très isolé et très faible, nul ne peut ni se défendre soi-même, ni présenter à d’autres un point d’appui. Il n’y a de fort dans un pays démocratique que l’État ; la force militaire de l’État étant détruite par la destruction de son armée, et son pouvoir civil paralysé par la prise de sa capitale, le reste ne forme plus qu’une multitude sans règle et sans force qui ne peut lutter contre la puissance organisée qui l’attaque ; je sais qu’on peut rendre le péril moindre en créant des libertés et, par conséquent, des existences provinciales, mais ce remède sera toujours insuffisant.

Non seulement la population ne pourra plus alors continuer la guerre, mais il est à craindre qu’elle ne veuille pas le tenter.

D’après le droit des gens adopté par les nations civilisées, les guerres n’ont pas pour but de s’approprier les biens des particuliers, mais seulement de s’emparer du pouvoir politique. On ne détruit la propriété privée que par occasion et pour atteindre le second objet.

Lorsqu’une nation aristocratique est envahie après la défaite de son armée, les nobles, quoiqu’ils soient en même temps les riches, aiment mieux continuer individuellement à se défendre que de se soumettre ; car, si le vainqueur restait maître du pays, il leur enlèverait leur pouvoir politique, auquel ils tiennent plus encore qu’à leurs biens : ils préfèrent donc les combats à la conquête, qui est pour eux le plus grand des malheurs, et ils entraînent aisément avec eux le peuple, parce que le peuple a con¬tracté le long usage de les suivre et de leur obéir, et n’a d’ailleurs presque rien à risquer dans la guerre.

Chez une nation où règne l’égalité des conditions, chaque citoyen ne prend, au contraire, qu’une petite part au pouvoir politique, et souvent n’y prend point de part ; d’un autre côté, tous sont indépendants et ont des biens à perdre ; de telle sorte qu’on y craint bien moins la conquête et bien plus la guerre que chez un peuple aristocratique. Il sera toujours très difficile de déterminer une population démocratique à prendre les armes quand la guerre sera portée sur son territoire. C’est pourquoi il est nécessaire de donner à ces peuples des droits et un esprit politique qui suggère à chaque citoyen quelques-uns des intérêts qui font agir les nobles dans les aristocraties.

Il faut bien que les princes et les autres chefs des nations démocratiques se le rappellent : il n’y a que la passion et l’habitude de la liberté qui puissent lutter avec avantage contre l’habitude et la passion du bien-être. Je n’imagine rien de mieux préparé, en cas de revers, pour la conquête, qu’un peuple démocratique qui n’a pas d’institutions libres.

On entrait jadis en campagne avec peu de soldats ; on livrait de petits combats et l’on faisait de longs sièges. Maintenant, on livre de grandes batailles, et dès qu’on peut marcher librement devant soi, on court sur la capitale, afin de terminer la guerre d’un seul coup.

Napoléon a inventé, dit-on, ce nouveau système. Il ne dépendait pas d’un homme, quel qu’il fût, d’en créer un semblable. La manière dont Napoléon a fait la guerre lui a été suggérée par l’état de la société de son temps, et elle lui a réussi parce qu’elle était merveilleusement appropriée à cet état et qu’il la mettait pour la première fois en usage. Napoléon est le premier qui ait parcouru à la tête d’une armée le chemin de toutes les capitales. Mais c’est la ruine de la société féodale qui lui avait ouvert cette route. Il est permis de croire que, si cet homme extraordinaire fût né il y a trois cents ans, il n’eût pas retiré les mêmes fruits de sa méthode, ou plutôt il aurait eu une autre méthode.

Je n’ajouterai plus qu’un mot relatif aux guerres civiles, car je crains de fatiguer la patience du lecteur.

La plupart des choses que j’ai dites à propos des guerres étrangères s’applique à plus forte raison aux guerres civiles. Les hommes qui vivent dans les pays démocratiques n’ont pas naturellement l’esprit militaire : ils le prennent quelquefois lorsqu’on les a entraînés malgré eux sur les champs de bataille ; mais se lever en masse de soi-même et s’exposer volontairement aux misères de la guerre et surtout que la guerre civile entraîne, c’est un parti auquel l’homme des démocraties ne se résout point. Il n’y a que les citoyens les plus aventureux qui consentent à se jeter dans un semblable hasard ; la masse de la population demeure immobile.

Alors même qu’elle voudrait agir, elle n’y parviendrait pas aisément ; car elle ne trouve pas dans son sein d’influences anciennes et bien établies auxquelles elle veuille se soumettre, point de chefs déjà connus pour ras¬sembler les mécontents, les régler et les conduire ; point de pouvoirs politiques placés au-dessous du pouvoir national, et qui viennent appuyer efficacement la résistance qu’on lui oppose.

Dans les contrées démocratiques, la puissance morale de la majorité est immense, et les forces matérielle dont elle dispose hors de proportion avec celles qu’il est d’abord possible de réunir contre elle. Le parti qui est assis sur le siège de la majorité, qui parle en son nom et emploie son pouvoir, triomphe donc, en un moment et sans peine, de toutes les résistances particulières. Il ne leur laisse pas même le temps de naître ; il en écrase le germe.

Ceux qui, chez ces peuples, veulent faire une révolution par les armes, n’ont donc d’autres ressources que de s’emparer à l’improviste de la machine toute montée du gouvernement, ce qui peut s’exécuter par un coup de main plutôt que par une guerre ; car, du moment où il y a guerre en règle, le parti qui représente l’État est presque toujours sur de vaincre.

Le seul cas où une guerre civile pourrait naître serait celui où, l’armée se divisant, une portion lèverait l’étendard de la révolte et l’autre resterait fidèle. Une armée forme une petite société fort étroitement liée et très vivace, qui est en état de se suffire quel-que temps à elle-même. La guerre pourrait être sanglante ; mais elle ne serait pas longue ; car, ou l’armée révoltée attirerait à elle le gouvernement par la seule démonstration de ses forces ou par sa première victoire, et la guerre serait finie ; ou bien la lutte s’engagerait, et la portion de l’armée qui ne s’appuierait pas sur la puissance organisée de l’État ne tarderait pas à se disperser d’elle-même ou à être détruite.

On peut donc admettre, comme vérité générale, que dans les siècles d’égalité, les guerres civiles deviendront beaucoup plus rares et plus courtes .

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