Quand l’histoire a du sel

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lundi 2 novembre 2015

L’histoire ne manque pas de sel

L’histoire alimentaire semble manquer de sérieux. Étudier les évolutions culinaires et gastronomiques et les préférences gustatives paraît léger et futile. Pourtant, l’histoire alimentaire nous renseigne autant sur les pratiques sociales que sur les évolutions économiques et mentales. L’histoire du sel est ainsi intimement liée à notre civilisation. Pendant des siècles, il fut le compagnon indispensable des hommes, car garant de la conservation des aliments. La salaison était une des seules façons de conserver les viandes, avant que n’apparaisse la maîtrise de la chaine du froid.
Mais le sel a de multiples autres usages. À l’époque antique, il sert à bonifier le vin. Les Grecs le mélangent au moût de raisin afin de le rendre plus stable et de faciliter son transport et sa conservation. Plusieurs traités expliquent les proportions à respecter pour ne pas altérer le goût du vin ; chaque région viticole a sa propre recette. Le sel sert aussi à assainir l’eau : il permet de l’adoucir et de rendre potables des sources qui ne le sont pas. Dans la Bible, Élisée utilise cette méthode.
Quittons la gastronomie pour l’industrie, où les fonctions du sel sont multiples. En teinturerie d’abord, où il permet de fixer les couleurs et de rendre les vêtements plus éclatants et plus purs. Le plus délicat est de bien doser le sel pour obtenir la bonne nuance. En métallurgie, le sel permet de purifier l’or et de rejeter les autres métaux afin d’obtenir un or fin. On l’utilise aussi pour extraire l’argent. Ces usages pratiques font que le sel tient une place primordiale dans la spiritualité. Dans l’Iliade, Achille et Patrocle versent du sel sur les brochettes de viande qu’ils font rôtir pour les offrir en offrande aux dieux du ciel, les dieux chtoniens. Aphrodite, déesse de l’amour, est née de la cristallisation du sel, qui se fait ainsi médiateur entre les hommes et les dieux. Invoquer le salé, c’est s’ouvrir les portes de la divinité.
Philosophie de l’impôt. L’État ne peut pas être indifférent à ces usages multiples. Le sel est non seulement taxé, mais il devient un impôt à lui seul : la gabelle. Les gabelous sont chargés de son prélèvement, et les contrebandiers l’importent en cachette. C’est que le sel sert aussi de monnaie, au même titre que l’or et l’argent, et qu’il est versé comme salaire. L’étymologie du mot vient de là : salarium signifiant « ration de sel ». La France d’Ancien Régime a ainsi des pays de gabelle et des régions qui en sont exemptées : ce sont celles qui ont été rattachées ultérieurement à la couronne. Déjà les niches fiscales et les exemptions multiples. La gabelle varie d’une région à l’autre, ce qui favorise la contrebande à l’intérieur du royaume, et ce qui provoque des révoltes dont certaines ont été très violentes.
Le sel dessine une géographie des zones de production et de consommation. Il peut être issu de la mer ou bien des carrières de sel. Sous l’Empire romain, l’Espagne, la Sicile et la Cappadoce sont célèbres pour leurs gisements de sel gemme. Voilà comment cet élément indispensable à la vie tisse des liens entre la gastronomie, l’économie et l’industrie, et comment il a participé à la construction de l’État moderne. Le sel de Guérande agrémente aujourd’hui nos tables, héritier d’Aphrodite, des gabelous et des contrebandiers.

Bernard Moinier, Le sel dans l’Antiquité, Les Belles Lettres, 2015.

Chronique parue dans l’Opinion.

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