Les raisons de la déchristianisation 3/3

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samedi 23 novembre 2013

4/ L’ambiguïté des missions

En envoyant des missionnaires dans les pays de mission extra-européens, l’Europe s’est privée de bras, de prêtres et de religieuses, qui lui ont fait grand défaut au début du XXe siècle, quand la sécularisation a commencé à devenir très forte, et qui continuent à lui manquer aujourd’hui. La colonisation a été la grande idée de la gauche républicaine et humaniste, qui voyait dans les peuples non-Européens des êtres inférieurs à civiliser. À la Chambre des députés, comme dans les salons intellectuels, les critiques les plus virulentes à la colonisation sont venues des milieux monarchistes et catholiques, puis économiques. Ce n’est qu’à partir des années 1890/1900, que le monde catholique français a commencé à adhérer à l’idée coloniale. Plusieurs facteurs expliquent ce tournant, mais notamment l’idée que l’on allait ainsi pouvoir évangéliser des peuples non-chrétiens. Contrairement à des idées préconçues, la république laïque et anticléricale a largement financé la construction d’églises dans les colonies, et a favorisé le mouvement d’évangélisation. Comme le disait si bien Léon Gambetta : « L’anticléricalisme n’est pas un article d’exportation ».

Le bilan des missions coloniales est complexe à établir. Léon XIII (1878-1903) est le pape qui a correspondu à cette époque de fièvre coloniale, notamment en Afrique et aux Indes. Il s’est montré longtemps circonspect face à l’envoi de missionnaires. Se laissant convaincre de l’utilité des missions, il a voulu les orienter selon deux directions : se détacher du mouvement colonial, pour ne pas donner l’impression que les missionnaires arrivaient dans les fourgons du colon ; et former un clergé local afin de créer une évangélisation des peuples autochtones par les peuples autochtones eux-mêmes. Ces deux points n’ont pas vraiment été respectés.
On constate ainsi aujourd’hui que les pays qui sont le plus fortement touchés par la déchristianisation, sont également ceux qui ont envoyé le plus de missionnaires dans les colonies. Belgique et Hollande ont fourni un contingent immense de missionnaires. Ces prêtres qui sont partis au loin n’ont-ils pas manqué pour évangéliser leur propre peuple ? On peut se poser la même question pour la France, qui elle aussi a généré beaucoup de missionnaires. Ces prêtres n’auraient-ils pas été plus utiles pour évangéliser les ouvriers plutôt que de les laisser aux marxistes ? Ce sont là un certain nombre de questions délicates que les historiens du catholicisme peuvent travailler.

5/ L’incompréhension face au monde

Face aux attaques politiques et aux transformations sociales, beaucoup de chrétiens n’ont pas compris ce qui se passait et se sont dissociés du monde. Alors que le chrétien est fait pour ne pas se différencier dans ses manières de vivre (lettre à Diognète) et pour vivre dans le monde sans être mondain, beaucoup ont été mondains tout en étant en dehors du monde.

C’est alors développé l’uchronie, littéralement le temps qui n’existe pas, concept forgé par François Thual pour l’appliquer à la géopolitique. Cette uchronie se développe avec le mythe de l’âge d’or du christianisme qui, face aux temps difficiles que les chrétiens ont pu connaître, a bâti une époque idéale de la Chrétienté, que l’on fixe aux temps mythiques de Saint-Louis, époque où la France se couvrait de cathédrales et où le peuple immense se rendait à la messe derrière son roi. Comme tout âge d’or, ce n’est que dans les pensées magiques des contemporains qu’il trouve une existence réelle. Il a fallu rêver cette Chrétienté imaginaire pour oublier les temps obscurs de l’époque réelle. Il a fallu rêver des temps glorieux pour se consoler des persécutions contemporaines. Beaucoup se sont pris au mythe ; l’adhésion ayant valeur de cristallisation des pensées et des sentiments.

Le développement de l’uchronie s’accompagne de son alter ego, celui du millénarisme. On se voit tout petit au milieu d’un monde hostile et perfide, on exagère ou l’on s’invente des persécutions grandiloquentes, on se conçoit comme seul sauveur d’un monde qui sombre. C’est alors le repli sur soi, la crainte de sortir et de s’ouvrir, le culte du petit reste d’Israël que l’on s’imagine être et qui attend la chute de Sodome et la venue du feu du ciel. Le retranchement dans son désert, le refus de la modernité, le rejet du monde, ne facilite pas l’accord avec une société qui ne cesse d’évoluer et de se transformer. N’ayant plus rien à dire aux autres, les chrétiens enfermés n’ont plus grand-chose à se dire à eux-mêmes.
Ce rejet du monde par les chrétiens s’accompagne d’un rejet des chrétiens par le monde. Se consolide l’idée que les chrétiens ne peuvent pas vivre comme les autres, qu’ils s’opposent au progrès et au bonheur. On en arrive alors à un Christ sans Église, c’est-à-dire une foi qui se vit en dehors des structures terrestres.

L’autre écueil est celui de l’adhésion au millénarisme politique. C’est l’attente d’une eschatologie qui viendrait ici-bas, c’est l’affadissement du message chrétien pour le mettre en conformité avec le monde. De l’autre côté, le sel devient poivre, de ce côté-ci le sel s’affadit. Le progressisme consacre la perte de la foi, la perte du sens religieux et du sens spirituel, pour scléroser l’Église en n’en faisant qu’une structure terrestre. Après le Christ sans Église, nous avons ici une Église sans Christ, c’est-à-dire sans contenu spirituel, qui se voit uniquement comme une ONG ou une organisation sociale. L’humanitaire prend le dessus sur le message évangélique. Les chrétiens n’ayant plus rien à dire au monde, ils disparaissent tout autant que ceux qui refusent de lui parler.

Traditionalisme et progressisme furent les deux erreurs post-concilaire, les deux schismes internes de l’après Vatican II. Le concile a apporté à l’Église les clefs de compréhension du monde, et les idées pour le maintenir christianisé. Hélas pour les chrétiens, la rumeur du concile l’a longtemps emportée sur le concile réel.
Les traditionalistes comme les progressistes ne savent pas lire les signes des temps. De ce fait, l’Église devient inaudible pour les contemporains, car elle est incapable de maîtriser le don des langues, c’est-à-dire de pouvoir s’exprimer à chacun de façon à être compris. De plus, nombreux sont les chrétiens qui ne comprennent pas ce qui se passe autour d’eux : à force de vivre en exilé perpétuel du monde dans lequel nous sommes nés, nous finissons par mourir en apatride infini d’un monde que nous nous sommes inventé. L’idéalisme porté par la vie extérieure, les contes et les légendes brossés par les rêveries intérieures, provoque des acharnements sur des symboles et des rites superflus, et fait oublier des modes de vie et des aspirations essentielles des contemporains. Si les attaques extérieures ont leur rôle dans l’affadissement du discours chrétien, le rejet obsessionnel d’un monde qui n’existe pas n’a pas peu contribué à provoquer un retranchement volontaire de certains chrétiens.

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