Le leadership vertueux, facteur de réussite dans l’entreprise

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lundi 8 février 2016

Entretien avec Alexandre Havard sur le leadership dans l’entreprise.

Alexandre Dianin-Havard a une triple culture : française, russe et géorgienne. Avocat, il a exercé en France et en Finlande. Il a créé le l’Institut de Leadership Vertueux pour former les dirigeants des grands groupes à l’art de bien gouverner leur entreprise. À ce titre, il intervient en Russie, aux États-Unis et en Chine, il enseigne notamment au top management de la Russian Railways ainsi qu’à l’École de Guerre de la US Army et de la US Navy.

Il est l’auteur des livres Le Leadership Vertueux et Créé pour la Grandeur : le Leadership comme Idéal de Vie » ont été traduits en une quinzaine de langues.

La principale idée qu’il développe est que la pratique de la vertu de magnanimité est centrale pour bien mener une entreprise et pour faire réussir ses collaborateurs. Nous l’avons interrogé avant la conférence qu’il donnera à Paris le 18 février prochain. Pour s’inscrire à cette conférence, écrire à l’adresse : france@hvli.org

Qu’est-ce que la vertu de magnanimité dont vous faites le thème central de la réussite en entreprise ?

Magnanimité signifie « grande âme ». C’est le fait, pour un dirigeant, de viser haut, de rêver à de grands projets pour son entreprise et pour ses salariés, mais aussi d’être attentif à la réussite de son personnel et à la bonne ambiance au sein de l’entreprise. La magnanimité est un service, que l’on rend à son personnel et à la société. Il ne peut y avoir de réussite individuelle, toute réussite professionnelle est le fruit d’une équipe. J’ai rencontré de nombreux dirigeants de grands groupes, en France et dans le monde, et c’est ce que j’ai constaté en étudiant les facteurs de leur réussite.

Beaucoup associent les affaires à l’argent, alors qu’en réalité, pour de nombreux entrepreneurs et dirigeants, le « business » ne consiste pas tant à gagner de l’argent. Il est plutôt un instrument de grandeur personnelle et collective, un moyen d’accomplir avec d’autres quelque chose de noble et d’utile. Les vrais hommes d’affaires ne sont mus ni par le gain financier personnel, ni par le désir obsessionnel d’augmenter la valeur des actions boursières de leur entreprise. Le profit est un élément nécessaire de l’entreprise commerciale, mais il n’en constitue pas sa finalité.

En quoi y a-t-il une crise du leadership dans le monde moderne ?

Le monde moderne souffre d’un manque drastique de leaders vertueux. L’étrange mélange, dans la société moderne, d’individualisme et de collectivisme produit des générations de pusillanimes sans idéal, sans mission, sans vocation. « Les amputés du cœur », comme disait Jacques Brel. Chacun défend les frontières de son propre ego (individualisme), de cet ego que la société considère comme un atome d’inexistence (socialisme). Nous rêvons d’un monde où les parents, les professeurs, les hommes d’affaires, les hommes politiques, les artistes et les sportifs pratiqueraient et propageraient le leadership vertueux dans toutes les sphères de la société, particulièrement parmi les jeunes générations. Notre mission est de faire surgir dans les cœurs l’étincelle de la magnanimité et de transformer cette étincelle en une disposition radicale de l’esprit et de la volonté.

Vous citez souvent François Michelin, que vous avez rencontré plusieurs fois, comme un exemple de leader vertueux. En quoi associait-il ces qualités ?

Lorsqu’en 1954 François Michelin devint gérant de la société Michelin, il avait 28 ans. Son grand-père Édouard Michelin, le fondateur de l’entreprise, était mort en 1940. François occupait le bureau de son grand-père Édouard, un petit bureau resté célèbre par sa sobriété. Un jour, dans les années soixante, un employé partant à la retraite était reçu par François Michelin dans ce même bureau. C’est avec une grande émotion qu’il raconta alors à son patron que lorsqu’il avait 16 ans et que son travail constituait à distribuer le courrier de l’entreprise, on lui avait demandé un beau matin de remettre une lettre en mains propres à Édouard Michelin. Très impressionné il se présenta au bureau d’Édouard qui le fit entrer en lui disant « bonjour monsieur, veuillez entrer et vous asseoir ». Cette marque de déférence de la part du grand patron l’avait profondément marqué. Ces mots étaient restés gravés jusqu’à ce jour dans son esprit et dans son cœur. Le fondateur de la société manifestait un profond respect pour les personnes quelle que fût leur position sociale.

François Michelin a hérité de cette tradition. En janvier 2010 j’eus la chance de pouvoir déjeuner avec François Michelin au siège de la société à Clermont-Ferrand. Durant notre conversation de deux heures et demie, il fut obligé à trois reprises de s’absenter quelques instants pour répondre à des coups de fils importants. J’appris par la suite qu’une campagne de calomnies avait été lancée contre lui dans la presse et que c’était la raison pour laquelle il avait dû interrompre notre discussion à plusieurs reprises. Pourtant François Michelin n’avait pas l’air préoccupé par ces nouvelles, mauvaises pour lui. Il ne semblait « préoccupé » que par notre entretien. Il revint en souriant, s’excusa, me regarda droit dans les yeux, et nous reprîmes notre discussion là où elle s’était arrêtée. Chez François Michelin on observe une grande maîtrise de soi, beaucoup de sérénité, mais avant toute chose, on observe un grand respect pour les personnes, pour chaque personne unique et irremplaçable, et un grand désir de servir. Ce qui me frappe chez François Michelin c’est l’attention aux hommes, son souci de faire grandir les hommes autour de lui. Il a une très grande ambition pour son entreprise, mais une ambition qui n’est pas destructrice des hommes qui sont là pour la réaliser. L’homme intérieur est encore plus fort que le capitaine d’industrie.

Pour François Michelin aider l’homme à devenir ce qu’il est, voilà ce qui compte avant tout. C’est cet esprit Michelin qui permit que Marius Mignol, un ouvrier typographe sans formation intellectuelle, devienne l’inventeur du pneu radial, révolutionnant toute l’industrie du pneumatique. Lorsqu’il fut embauché, Mignol aurait dû être envoyé à l’imprimerie de la manufacture, mais Édouard Michelin s’adressa au chef du personnel en ces termes : « Ne t’arrête pas aux apparences. Souviens-toi qu’il est nécessaire de casser la pierre pour trouver le diamant caché à l’intérieur. »

Mignol fut nommé au service commercial chargé des marchés d’exportation. C’est là qu’un jour Édouard Michelin remarqua une curieuse règle à calcul sur sa table. Mignol l’avait conçue pour convertir plus rapidement les devises. Édouard s’écria : « Cet homme est un génie ! ». Mignol s’avéra être un homme d’une imagination extraordinaire. On le muta donc au service de recherche, à un moment où le pneu conventionnel avait atteint ses limites en raison de son échauffement à grande vitesse. Pour étudier les flux de chaleur dans un pneu, Mignol imagina la « cage à mouche », un pneu dont les flancs étaient remplacés par des câbles métalliques radiaux et très espacés. Le pneu qui résulta de ces recherches se révéla révolutionnaire. C’est parce qu’Édouard Michelin s’intéressait aux hommes plus qu’aux choses que Marius Mignol put découvrir ses talents et les mettre au service des autres.

Pour François Michelin respecter et servir l’homme n’est pas seulement un acte d’humilité fraternelle. C’est aussi une question de bon sens. « On dit souvent que les faits sont têtus, affirme-t-il, mais en réalité c’est nous qui sommes têtus. Nous refusons d’accepter les faits, nous refusons la vérité sur l’homme. Nous portons notre attention sur les choses, alors que le moteur le plus puissant de l’entreprise c’est l’énergie humaine. » L’humilité fraternelle, loin d’être un obstacle au développement de l’entreprise, est la condition de son succès : la société Michelin est le numéro un mondial du pneumatique.

Avez-vous d’autres exemples de chef d’entreprise vertueux ?

Oui, Darwin Smith, par exemple. Darwin Smith fut le cerveau du remarquable redressement de Kimberly-Clark, un important producteur de papier aux États-Unis.

Quand il en prit les commandes, l’entreprise était au bord de la faillite. La valeur de ses actions avait chuté de 40% par rapport aux vingt années précédentes. Son métier de base, la production de papier couché, était devenu une affaire à faible marge. Si Kimberly-Clark était en mauvaise santé financière, la santé de Smith était pire encore. Deux mois après avoir été nommé directeur général, on lui diagnostiqua un cancer de la gorge et du nez. Smith s’attela néanmoins à une charge de travail éreintante, comprenant des déplacements hebdomadaires entre le quartier général de l’entreprise, dans le Wisconsin, et les séances de chimiothérapie à Houston. Quoique les médecins ne lui aient donné que quelques années à vivre, Smith maintint ce rythme de travail pendant vingt ans, essentiellement comme directeur général. « C’est avec la même énergie », écrit Jim Collins, « que Smith s’acharna à reconstruire Kimberly-Clark. Il prit la décision la plus dramatique dans toute l’histoire de la société : vendre toutes les usines, même celle de Kimberly dans le Wisconsin. Peu de temps après avoir été nommé directeur général, Smith et son équipe conclurent que le cœur traditionnel de ce marché, le papier glacé, était condamné à la médiocrité : sa profitabilité était mauvaise et la concurrence faible. Mais pensaient-ils, si Kimberly-Clark devait se lancer dans la compétition de l’industrie du papier grand public, une concurrence de niveau mondial comme celle de Procter & Gamble la forcerait à réussir en grand, ou à périr.

Ainsi, comme le général qui brûla ses bateaux après avoir accosté sur une terre inconnue (réussir ou mourir), Smith annonça sa décision de vendre les usines et de lancer toutes les ressources sur le marché grand public, en investissant dans des marques comme Huggies et Kleenex. Wall Street manifesta sans tarder sa méfiance. Les actions Kimberly-clark poursuivirent leur chute. Les journalistes prédisaient la faillite imminente de l’entreprise. Mais Darwin Smith resta inébranlable. Sans aucune hésitation, il procéda sereinement à la mise en œuvre de sa nouvelle stratégie, transformant un géant industriel en voie de disparition en leader mondial du papier grand public. La société généra un retour sur investissement quatre fois supérieur à la moyenne du marché, dépassant de loin ses rivaux tels que Scott Paper et Procter & Gamble. Réfléchissant sur les résultats obtenus, Smith observa : « Je n’ai jamais cessé de faire les efforts nécessaires afin d’être à la hauteur de ma tâche. » Ces propos sont une preuve de son humilité. Ils témoignent aussi de ses extraordinaires qualités de leader qui lui permirent de formuler une vision stratégique audacieuse, et d’en assurer sa mise en œuvre. Pour tourner le dos au passé plus que centenaire d’une entreprise, et risquer son avenir sur la transformation majeure de son modèle économique, il fallait une vision et un leadership hors du commun.

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