Le fond du verre

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dimanche 11 décembre 2016

Chronique gastronomique

Humer le fond du verre après l’avoir fini, c’est associer la mémoire de la dégustation aux promesses des arômes qui vont se développer. C’est quand le verre est vide que le grand vin se révèle : prisonnier du calice et du galbe du buvant, les arômes se concentrent et s’intensifient. C’est quand on croit ne rien tenir que le verre est encore capable de nous fournir les souvenirs de la boisson bue. Des notes souvent plus fumées, plus empyreumatiques, plus boisées que celles du vin. Des notes plus proches de la terre, qui semblent venir d’une Atlantide qui a disparu. Les traités œnologiques expliquent très bien cette concentration chimique dans le verre et les raisons pour lesquelles les composés sont encore présents. On gagne certes en explication scientifique, mais on perd en charme et en magie.

Prenez un vin jaune ; sa mémoire se poursuit encore de longues minutes. Les amandes, les noix, le fumé, le cuir et les fruits secs, toutes les saveurs oxydées se déploient encore. Le vin n’est pas mort, il continue de vivre et d’évoluer et l’on pourra sentir le verre encore longtemps dans la soirée. Au petit matin c’est le plaisir gourmand de pouvoir sentir les bouteilles pour découvrir les arômes emprisonnés. Quand toute la maison est calme, que la rue même est vide, on peut venir rencontrer les derniers parfums du vin que n’offrent les bouteilles qu’aux connaisseurs aiguisés.

Pour les cognacs et les armagnacs, la chose est encore plus prononcée. Figues mures à point, noix de cajou, abricot confit, c’est une immense palette de fruits secs et confiturés qui chemine le long de la paroi.
Prenez également une eau-de-vie. La famille Meyer, en Alsace, dans son domaine Bollenger, en fait d’excellentes et de surprenantes. Poire, mirabelle, cerise, évidemment, mais aussi fleurs de sureau, baies de houx, aubépine, foin, cannelle. Pour ceux qui avalent leur schnaps goulument il reste à poser le verre sur un coin d’étagère et à revenir au bout de quelques heures. L’opéra aromatique atteint alors son paroxysme. On découvre de nouvelles odeurs, de nouvelles fragrances, souvent insoupçonnées. Là demeure l’inoubliable. Là se joue, dans le vin comme en histoire, la rencontre entre le passé et le futur, grâce à la mémoire. Car si les arômes sont des composés chimiques ils sont surtout des événements mémoriels. On ne peut reconnaître une odeur de mirabelle, de coing ou de fleur séchée si l’on n’a pas, au préalable, ces odeurs en mémoire.

L’œnophile sent et emmagasine des odeurs pour les classer dans sa bibliothèque olfactive. Il sait alors qu’il pourra les ressortir le moment venu, peut-être de nombreux mois plus tard. La mémoire olfactive est l’une des plus énigmatiques qui soient, car elle se forme sans que l’on s’en aperçoive et elle est capable de ressurgir à l’instant le plus inattendue.

Encore une fois c’est le temps qui est à l’œuvre. Le temps de la dégustation qui débute à partir de la première vision de la bouteille pour s’achever à la dernière évanescence de l’arôme du fond du verre. Entre les deux, ce peut-être plusieurs heures. Nous sommes là très loin du binge drinking et de l’alcoolisation de masse. Bien boire, c’est maîtriser le temps, c’est jouer avec lui et c’est savoir le mettre à son profit. Tout ce qui suppose du temps suppose de l’éducation. Les secrets du fond de verre nécessitent un temps important. Là est aussi son plaisir.

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