L’héritage de nos pères

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mercredi 20 juin 2012

La vigne de nos pères.

Naboth, de la ville d’Isréel, possédait une vigne à côté du palais d’Acab, roi de Samarie. Acab dit un jour à Naboth : « Cède-moi ta vigne ; elle me servira de jardin potager, car elle est juste à côté de ma maison ; je te donnerai en échange une vigne meilleure, ou, si tu préfères, je te donnerai l’argent qu’elle vaut. »
Naboth répondit à Acab : « Que le Seigneur me préserve de te céder l’héritage de mes pères ! » Acab retourna chez lui sombre et irrité, parce que Naboth lui avait dit : « Je ne te céderai pas l’héritage de mes pères. » Il se coucha sur son lit, tourna son visage vers le mur, et refusa de manger. Sa femme Jézabel vint lui dire : « Pourquoi es-tu de mauvaise humeur ? Pourquoi ne veux-tu pas manger ? » Il répondit : « J’ai parlé à Naboth d’Isréel. Je lui ai dit : ’Cède-moi ta vigne pour de l’argent, ou, si tu préfères, pour une autre vigne en échange. ’ Mais il a répondu : ’Je ne te céderai pas ma vigne ! »
Alors sa femme Jézabel lui dit : « Est-ce que tu es le roi d’Israël, oui ou non ? Lève-toi, mange, et retrouve ta bonne humeur : moi, je vais te donner la vigne de Naboth. » Elle écrivit des lettres au nom d’Acab, elle les scella du sceau royal, et elle les adressa aux anciens et aux notables de la ville où habitait Naboth.
Elle avait écrit dans ces lettres : « Proclamez un jeûne, faites comparaître Naboth devant le peuple.
Placez en face de lui deux individus sans scrupules, qui témoigneront contre lui : ’Tu as maudit Dieu et le roi ! ’ Ensuite, faites-le sortir de la ville, lapidez-le, et qu’il meure ! » Les anciens et les notables qui habitaient la ville de Naboth firent ce que Jézabel avait ordonné dans ses lettres. Ils proclamèrent un jeûne et firent comparaître Naboth devant le peuple. Alors arrivèrent les deux individus qui se placèrent en face de lui et portèrent contre lui ce témoignage : « Naboth a maudit Dieu et le roi. » On fit sortir Naboth de la ville, on le lapida, et il mourut. Puis on envoya dire à Jézabel : « Naboth a été lapidé et il est mort. » Lorsque Jézabel en fut informée, elle dit à Acab : « Va, prends possession de la vigne de ce Naboth qui a refusé de la céder pour de l’argent, car il n’y a plus de Naboth : il est mort. » Quand Acab apprit que Naboth était mort, il se rendit à la vigne de Naboth et en prit possession.
(1 Rois 21, 1-16)

Une meilleure vigne, ou l’argent de la vigne. La possibilité d’avoir plus de vin, ou de toucher immédiatement le capital de sa terre, voilà ce que propose Acab à Naboth. Il convoite sa vigne pour l’arracher et en faire un jardin potager. Rien que de très banal. Mais c’est toujours des problèmes de voisinage que débutent les grandes frictions. Naboth refuse la proposition, la possibilité d’un plus grand gain ou d’un gain immédiat. Il la refuse car cette terre n’est pas à lui, c’est la terre de ses pères, reçue en héritage, et qu’il doit transmettre à son tour. « Je ne te céderai pas l’héritage de mes pères. » Ici la vigne est le symbole de cet héritage, le symbole de la patrie, la terre des pères, et le symbole de la nation, la croissance, ce qui naît de quelque chose. Un homme fidèle à sa nation, c’est un homme qui sait d’où et de quoi il est né. Un homme fidèle à sa patrie, c’est un homme qui sait dans quelle filiation il s’inscrit. Naboth n’est pas le propriétaire, mais le simple utilisateur d’une terre qui le dépasse, acquise avant lui, et qui servira à d’autre. Ce n’est peut être pas lui qui a planté la vigne, qui a déterré les galets, hérissé les murs de pierres sèches, construit le système d’irrigation. Et ce n’est peut être même pas lui qui boira le vin issu de la vendange de l’année.
La vigne de Naboth est l’image de cette patrie qui nous transcende, que l’on doit servir sans chercher à l’aliéner, à la restreindre, à l’hypothéquer. Esaü a cédé son droit d’aînesse pour un plat de lentilles, Naboth ne veut pas céder sa terre pour un sac d’argent. La possession immatérielle de la patrie, la souveraineté de Naboth, ne doit pas être cédée aux sirènes de l’argent et aux vertiges de la richesse. Naboth devient ainsi la figure de ces paysans attachés à leur terre, à leur lopin. Il est l’incarnation de ces peuples fidèle à leur histoire, à leur culture, à leur coutume. De ces trésors collectifs que l’on ne cède ni ne vend.

Acab est déçu de cette réponse. Il pensait pouvoir tout acheter avec son argent. Et si cette vigne est beaucoup pour Naboth elle n’est rien pour lui, qu’un terrain vide qui peut devenir un jardin potager.
La calomnie obtient donc ce que l’argent n’a pu conquérir. Face à la vertu de Naboth se dressent les idoles du pouvoir et l’ivresse de la puissance. De fausses lettres, de faux sceaux, de faux serments, un faux procès et de fausses accusations. Des mensonges, des complicités, des couardises, des lâchetés. À cause de cela Naboth est injustement accusé, faussement jugé et véritablement condamné. Qui trahit ? Les anciens et les notables de la ville où habite Naboth, c’est-à-dire les élites. Par peur de contrecarrer des ordres iniques et donc de perdre leur poste, par manque de vertu aussi, les élites acceptent d’accomplir les ordres iniques donnés par Jézabel. Ils refusent d’obéir à leur conscience, à cette voix intérieure qui leur demande de ne pas accomplir l’injustice. Mais tous obéissent. Il aurait suffit d’un seul refus, d’une voix discordante qui cherchasse à appliquer la justice pour que le groupe se bloque, se fracture et refuse. Mais l’injustice doit être pratiquée par tous, et cette unanimité dans le mal légitime le bien fondé de son action. Si tous le font, c’est donc que l’acte est bon. On peut ainsi détourner le peuple, profiter de sa naïveté et présenter Naboth comme un ennemi de celui-ci. Naboth ennemi du peuple, ennemi de la pensée, homme dangereux pour la survie de la ville, bouc émissaire que l’on doit charger des péchés et expulser de la ville.
Le meurtre du juste se pare de la justice. Avant cela on a respecté le jeûne réglementaire. On a porté les accusations de circonstances : « Naboth a maudit Dieu et le roi. » Dieu, c’est-à-dire l’absolu de la ville. Ici, en l’occurrence, l’argent, le pouvoir, la concupiscence ; car c’est dans les sociétés sans Dieu que l’on rencontre le plus de dieux. Le roi, c’est-à-dire la falsification de l’autorité. Ici le roi désigne le pouvoir absolutisé, qui se vit par lui-même et avec lui-même, un pouvoir qui est tout, commencement et fin. Un pouvoir qui englobe Dieu pour mieux se renforcer et étendre sa puissance. Ce roi là, c’est l’État total, sans frein, sans contre-pouvoir, sans réflexion sur le sens du pouvoir.
L’auteur ne prend même pas la peine de retranscrire la défense de Naboth. À quoi bon ? Il était mort avant d’être jugé. On imagine les hurlements du peuple, la vocifération de la foule : « Lapidez-le, lapidez-le ! ». On imagine le contentement des élites, satisfaites d’avoir accompli leur mission, d’avoir sauvé la ville. Tout le monde croit à la fiction qu’ils se sont bâtis, au scénario qu’ils se sont imaginés. Naboth, connu de tous, probablement estimé, était devenu, par suite de la fureur populaire, l’ennemi de tous. Naboth, qui a tenu tête au roi et refusé de sacrifier l’héritage de ses pères, Naboth qui a sauvé l’honneur du peuple et a préservé la liberté de celui-ci, est mort, tué par ceux-là même qu’il avait défendu.

Au moment où le peuple contemple le cadavre de Naboth, enseveli sous les pierres, le roi Acad pénètre dans la vigne et commence à donner ces ordres pour arracher les ceps et y planter des légumes. L’héritage des pères disparaît, détruit par ceux-là qui avaient le plus intérêt à le préserver. Comme l’histoire de Naboth peut chanter en termes clairs nos aventures contemporaines.

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