Comprendre le XXe siècle 2/11

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lundi 21 janvier 2013

I/ L’introduction de la démocratie

1/ L’Europe de l’aristocratie

Alexis de Tocqueville, dans sa célèbre Démocratie en Amérique, a très bien démontré que la grande nouveauté du XIXe siècle fut le développement de la démocratie, par opposition à l’aristocratie. Plus nous lisons Tocqueville, et plus nous l’étudions, et plus nous sommes convaincus que ce n’était en rien un partisan de la démocratie. S’il constate un état de fait, et s’il en analyse les ressorts et les aboutissants avec brio, s’il est assez acerbe sur les impasses du système aristocratique, il reste toutefois, à notre avis, profondément attaché à l’aristocratie. Il essaye certes de vivre avec son temps, d’élaguer les branches mortes et de se suspendre aux branches vives, tout en comprenant fort bien les dangers et les limites de cette nouvelle façon d’ordonner la société.

Commençons donc par distinguer l’aristocratie et la démocratie. La première erreur serait de confondre démocratie et liberté, ou démocratie et suffrage universel. Si les deux peuvent être concomitants, ils n’en sont pas moins distincts. Le suffrage universel peut être un système particulièrement aliénant, voire déboucher sur une dictature. La démocratie n’est pas non plus forcément un régime qui respecte le peuple ou qui répond à ses aspirations. L’état actuel de la France le démontre bien : les Français sont majoritairement opposés à la pression fiscale que nous connaissons, à l’ouverture des frontières, ou encore à certaines lois politiques votées. Et pourtant cela se passe. Et pourtant nous sommes bien toujours une démocratie.
À l’inverse, aristocratie ne signifie pas état dictatorial ou liberticide. L’Allemagne bismarckienne était une aristocratie, et non pas une démocratie comme la France républicaine, et les lois sociales y étaient plus généreuses qu’en France, et les Allemands de ce temps aussi heureux que les Français. À bien des égards, le Japon actuel est une aristocratie. Et ce pays est un des plus développés au monde, la presse y est libre, et les Japonais vivent bien. Il peut y avoir conciliation entre aristocratie et élection, aristocratie et liberté. Si la distinction entre l’aristocratie et la démocratie ne se fait ni sur le degré de liberté, ni sur le mode de régime électif, alors sur quoi porte-t-il ?

Encore une fois, il nous faut revenir à Tocqueville pour le comprendre. La démocratie, c’est un état social où règne l’individu. Le système démocratique est un système fondamentalement individuel. La société s’émiette et se disloque, pour se refonder autour de l’axe central de l’individu. En politique, l’individu devient citoyen. En économie, il se fait client ou consommateur. Mais à chaque fois, l’individu est seul, et essaye d’agréger autour de lui des individus similaires ou partageant les mêmes centres d’intérêt, par exemple dans les associations.

L’aristocratie est un état social où règne la famille. Ce serait une erreur de réduire l’aristocratie aux aristocrates, de ne voir dans ce système que les grandes familles, de le confondre avec les nobles ou les princes. Le propre de la noblesse, c’est de conserver et de transmettre l’esprit de famille, ce qui est particulièrement visible dans le patrimoine foncier, que chaque génération a pour tache de conserver et d’accroître. Mais cela n’est qu’un aspect. L’aristocratie peut aussi exister chez l’ouvrier, le manœuvre ou le paysan. La volonté de transmettre la maison, la terre, le savoir-faire familial sont autant de marques de l’esprit aristocratique. Dans ce système, la famille est au cœur de tout. C’est elle qui assure la formation humaine, la protection sociale, la transmission des valeurs.
La famille est la clef de voûte du système aristocratique. En France, les rois sont les pères de leurs peuples. Ils se doivent de les protéger, de les nourrir, de les guérir. Louis XVI distribue du pain aux pauvres de Versailles lors des disettes hivernales, Henri III combat pour la paix de ses peuples. En démocratie, le dirigeant de l’État n’est plus perçu comme le père, mais plutôt comme la mère. Il devient le protecteur tout puissant d’individus infantilisés. L’État passe ainsi d’un régime subsidiaire à un régime providence ; la main qui tient le timon de l’État se mue en main qui cajole et console.

Les démocrates ont bien compris cela, eux qui ont cherché à détruire la famille. Par exemple par la suppression du droit d’aînesse, qui provoque la dislocation des biens familiaux. Par l’imposition des héritages, pour réduire celui-ci. Par les atteintes portées au mariage (loi sur le divorce), à l’école (nationalisation du système éducatif), à la religion (promotion d’une religion séculière contre la religion spirituelle). La démocratie cherche à faire des individus autonomes, c’est-à-dire déliés de tout lien, et en premier des liens familiaux. Pour s’en convaincre, il n’est qu’à lire les discours de Jules Ferry, de Ferdinand Buisson ou de Jean Macé. Le XIXe siècle fut donc la lutte de l’esprit démocratique et de l’esprit aristocratique. C’est le premier qui a gagné, notamment grâce à la guerre de 1914 qui fut un désastre démographique pour les familles. Surtout, à partir de 1916, le discours de guerre change de ton. La propagande ne se fait plus sur le mode nationaliste, en prônant la lutte des Français contre les Allemands ou des Gaulois contre les Germains, mais sur le mode idéologique et politique, en promouvant le combat de la démocratie contre les États despotiques. Comme le dit Louis Pergaud dans ses lettres, la Grande Guerre est la continuation des guerres révolutionnaires, c’est-à-dire des guerres pour la promotion et la diffusion de la liberté à travers l’Europe.

La défense de la démocratie devient ainsi le thème dominant du XXe siècle. Réactivée pendant la Deuxième Guerre mondiale, elle est bien sûr au cœur de la Guerre Froide. Chaque belligérant voit la démocratie à sa porte. Pour Truman, c’est l’Amérique qui défend les valeurs démocratiques. Pour Jdanov, c’est l’URSS, qui combat le camp impérialiste et anti-démocratique. Le fait que les pays d’Europe de l’Est s’appellent démocratie populaire ne relève pas uniquement d’une mascarade sémantique. Ce sont bien des démocraties, dans la mesure où le régime soviétique détruit le modèle familial pour prôner la toute-puissance de l’individu et où le communisme prétend parler au nom du peuple et gouverner pour le peuple. Avec la fin de l’affrontement des blocs, la démocratie semble à la fois victorieuse et isolée. Entre 1991 et 2011, les États-Unis n’ont eu de cesse de propager ce système à travers le monde, reprenant ainsi la vision trotskyste de l’histoire d’un universalisme politique. La guerre américaine reprend les fondamentaux des guerres révolutionnaires. Il ne s’agit pas de lutter pour défendre un territoire ou pour se protéger d’un ennemi, mais de combattre pour exporter la démocratie. Guerre d’Irak en 1991, de Serbie en 1999, d’Afghanistan et d’Irak en 2001 et 2003, interventions en Lybie en 2011, et peut-être en Syrie. À chaque fois, l’objectif est le même : renverser un régime jugé dictatorial et fonder la démocratie. Pour arriver à ces fins le mensonge et la manipulation sont utilisés : tournage de faux films montrant des supposés massacres, invention d’armes de destructions massives, mobilisation de l’opinion internationale par l’entremise des médias. La propagation de la démocratie chez les peuples opprimés ne peut pas se faire sans l’approbation tacite des peuples libérés. Dans le même temps, c’est au nom du peuple que l’on fait revoter les Irlandais qui ont voté non aux traités européens, jusqu’à ce qu’ils votent oui, et après les avoir menacés de sanction le cas échéant. C’est aussi au nom de la démocratie que l’on demande l’avis des Français sur le traité constitutionnel européen, tout en calomniant ceux qui voudraient voter non. Et quand c’est ce non qui l’emporte finalement, le traité est tout de même adopté, mais sous un autre nom. Cela n’est pas une transgression de la démocratie, comme on pourrait le penser de prime abord, mais au contraire son application stricte.

Tocqueville explique aussi comment la démocratie fait émerger la médiocrité. Il faut prendre ici ce terme au sens propre : la médiocrité, c’est ce qui est moyen. La démocratie est donc le règne du moyen. On parle ainsi des classes moyennes, de la lutte contre les inégalités pour arriver à une moyenne nationale et, dans le domaine scolaire, de moyennes de transmission à atteindre. La démocratie nivelle aussi bien le bas que le haut, elle gomme les différences, elle rabote les sommets et comble les fossés.

Alors que l’aristocratie se fonde sur l’honneur et sur le devoir, la démocratie défend l’égalité et le consensus. Les amateurs de Pagnol peuvent se remémorer la trilogie marseillaise. Dans ces pièces, le dramaturge dépeint avec justesse la façon dont César défend l’honneur familial après que Marius ait quitté Fanny enceinte. Comme il se sent le devoir de protéger la jeune fille, notamment en lui trouvant un mari de substitution. Cette pièce témoigne ainsi du fait que l’aristocratie ne concerne pas que les couches élevées de la population, mais également les petites gens. On se souvient ainsi d’une réplique célèbre « L’honneur, c’est comme les allumettes : ça ne sert qu’une fois ». Dans Le Roi s’amuse, Victor Hugo fait dire à un des personnages « Quand on n’a plus d’honneur, on n’a plus de famille ».
Tocqueville encore fait remarquer que l’ère démocratique arase les grandes œuvres de l’esprit. C’est une certaine beauté qui s’efface avec l’idéal aristocratique. C’est là une des explications possibles à la laideur de l’art contemporain, ou AC pour reprendre la terminologie de Christine Sourgens. L’art lui-même se doit d’être démocratique, c’est-à-dire de faire croire que tout le monde peut être artiste, que tout un chacun peut comprendre l’art, sans effort et sans culture, c’est-à-dire sans transmission. Les peintres du Grand Siècle, emplis d’idéal aristocratique, n’ont jamais eu la prétention de se mettre à la portée du vulgaire. Se faisant, c’est eux qui sont appréciés, et non pas les dérivés des foires d’art contemporain.

Si Tocqueville est parti aux États-Unis pour étudier la démocratie, c’est que ce système social est fondamentalement américain, quand l’Europe est aristocratique. Si aujourd’hui l’Europe s’est convertie à son tour à la démocratie, notamment sous l’influence de Wilson et de ses 14 points, elle reste aristocratique dans son esprit. C’est probablement là une des sources majeures d’incompréhension entre les deux rives de l’Atlantique. Nous croyons être semblables aux Américains parce que nous sommes Occidentaux, alors que nous n’avons pas le même système de représentation de la société : eux sont individualistes, quand l’Europe reste imprégnée de valeurs aristocratiques. La guerre civile européenne, qui a déchiré le continent durant tout le XXe siècle, et donc bien au-delà du temps imparti par Ernst Nolte, a abouti à l’américanisation de l’Europe. Or l’Amérique, c’est à la fois l’Europe, et en même temps sa négation. L’Amérique s’est bâtie sur le rejet de l’Europe, et notamment de ses valeurs traditionnelles et aristocratiques.

C’est à cette déculturation traditionnelle de ses valeurs que nous attribuons une des origines de l’idéologie morbide qui parcourt tout le siècle. C’est parce que l’Europe s’est privée de son terreau aristocratique, qui fut sa forma mentis depuis l’épopée grecque, qu’elle se perçoit en déclin et moribonde alors que, comme en 1900, et plus encore qu’au temps de son impérialisme triomphant dans la colonisation, l’Europe domine toujours le monde. Pour sortir de son horizon fermé du déclin, pour en finir avec sa permanence de la mort et de la crise, l’Europe devrait soit revenir à ses valeurs aristocratiques traditionnelles, pour être de nouveau pleinement elle-même, soit adhérer pleinement aux valeurs démocratiques, et renoncer à toute forme d’aristocratie.

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