4 Un Beaujolais, le matin, à Rungis

Vous êtes ici : Accueil > Articles > 4 Un Beaujolais, le matin, à Rungis

vendredi 26 mars 2010

Chapitre 4 de Parlare di vino.

Quatre heures. La ville n’est pas encore levée. La nuit étend son noir manteau sur les immeubles, les maisons, les bosquets. Quatre heures et pas un bruit, pas un moteur, pas un oiseau. Quatre heures, je ne vois rien, je n’entends rien. Quatre heures et seul le froid me pique et la brume m’enveloppe. Quatre heures, c’est l’heure de maudire le réveil, c’est l’heure de le briser, mais s’il n’était pas là pour me lever jamais je ne l’aurais fait. Quatre heures, un bond du lit, juste le temps de rendre grâce à Dieu pour cette journée qui s’ouvre, et de Lui offrir les travaux et les peines à venir.

La douche chaude est un réveil autrement plus efficace que l’alarme, c’est comme revêtir un habit de combat ; sentir, avec le savon qui passe et l’eau qui coule, la torpeur fuir et la vigueur venir. La tuyauterie est la seule à faire déjà du bruit, le bruit d’air qui s’enfuit et de liquide qui entre, le bruit du moteur de la chaudière qui réchauffe notre eau. Quatre heures, après la sonnerie du réveil voici la sonnerie de la douche. Pas besoin de manger, je le ferai plus tard, là-bas, comme d’habitude, comme le veut la tradition. Je le ferai plus tard à Rungis, dans ce café célèbre, autour d’un plat roboratif et d’un coup de Beaujolais. Quatre heures, il est l’heure de partir, avant que le monde silencieux des travailleurs de bureau ne prenne sa voiture et n’encombre les artères d’une ville congestionnée. En sortant, toujours pas de lumière, hormis les halos faibles des réverbères des rues. La nuit étend son noir manteau et dès fois, à longue distance, des éclats de lumière des lampes allumées. Ça et là quelques personnes sont déjà debout, et à travers leur fenêtre nous les apercevons. C’est comme des coups de couteau dans un monstre ténébreux, un coup qui déchire et qui troue, qui laisse couler le sang éclairant de la lumière. Et le monstre rugit de douleur à ces coups répétés, des coups chaque jour renouvelés, des coups qui se font plus pressants, plus urgents, ici, là, encore ici, une déchirure, une plaie, le sang qui gicle, et toutes ces petites plaies, et tous ses hématomes, à force de se rejoindre donnent des fleuves de sang ; le monstre se débat, le monstre se tord, le monstre hurle, mais ce sont les coups qui gagnent, les coups qui sont les plus forts, jusqu’à ce que tout le manteau soit troué, jusqu’à ce que tout le sang ait coulé, envahissant le monde de sa clarté régénératrice. Maintenant il fait jour, le monstre est mort, disparut le manteau, jusqu’à ce qu’il revienne ce soir, étendant ses ténèbres d’une étreinte frauduleuse.

Le matin en voiture, il n’y a rien ni personne, surtout pas à quatre heures. On glisse sans rencontrer de monde dans des allées désertes. Le seul compagnon, c’est la radio, sauf qu’à cette heure-là aucun programme n’est diffusé, il faut se contenter des émissions enregistrées de la nuit, ou d’air de musique suicidaire, du classique réchauffé ou pire encore, un morceau de jazz suranné. Autant passer un bon disque, comme un concerto pour violon de Bruch. La petite musique de Bruch, ses airs pianissimo, évoquent en moi les plaisirs d’un coteau du layon, comme le violon se marie bien avec un vendange tardive ou ces fameux spätlese allemand découverts par hasard un automne de 1755 dans la galaxie de Fulda. À 86 direction La Défense, l’Arche et ses illuminations, un coup de cutter dans un visage de nuit. Les sorties, les bretelles, les circulaires, tout s’enchaîne, sans fil d’Ariane et sans boussole comment se repérer dans ce dédale de méandres routiers ? Il faut apprendre, le père apprend au fils à connaître les voies et les périphériques, comme autrefois la chasse et les plantes magiques. Haro sur la voiture, elle coûte cher, elle pollue, James Dean et les Hussards sont morts, morts les Corvettes et les Chevrolet, morts les rêves de liberté, les grands espaces et les vastes villes, désormais les héros ne maîtrisent plus des bolides aux lignes acérées, ils n’enchaînent plus les kilomètres, ils ne maîtrisent plus les chevaux, désormais les héros sont en vélos. O Seigneur, que c’est triste. En vélo et ils pédalent, voilà les nouveaux rêves, rallier deux points d’une même ville en vélo, quand, il y a encore une génération, c’était de faire le tour du monde en auto. Des rêves aseptisés, des rêves de boîtes de conserve, des rêves pour ceux qui ne savent plus rêver. L’homme ne sait plus boire, l’homme ne sait plus manger, ayant perdu la saveur il a perdu le savoir. Que faire d’un homme nourri à la pâte à tartiner, aux jus de fruits sucrés, aux viandes industrialisées ? Soit les produits n’ont pas de goût, soit ils ont le goût sucré, en somme, pauvre homme, vous avez le choix entre le néant et l’infantilisation. Avec cela, c’est sûr, on bâtit des armées, on bâtit des patries, on bâtit des civilisations.

La voiture glisse, glisse, les tords-gosiers et les pisses drues ne peuvent connaître la joie de conduire une voiture, ils ne peuvent connaître la joie tout court. La technique est merveilleuse, les tours sont gigantesques, la richesse est fantastique, et l’homme est sans joie, l’homme est triste. Depuis que les scientistes et les idéologues essayent de nous faire croire que le ciel n’existe pas, les hommes ont perdu la joie. Les hommes sont enfermés dans la pire des prisons, celle du cloisonnement de leur finitude et de leurs péchés, sans aucune possibilité d’en sortir. Si le ciel n’existe pas, l’homme est sans espoir. Et sans l’espoir, comment bâtir la joie, comment bâtir la vie ? Sans l’espoir, c’est la mort. Depuis que le ciel a été occulté, les hommes sont morts. Et moi je suis seul ce matin à rouler, seul dans ma voiture à suivre le chemin et le sillon. Seul, si ce n’est des lumières blanches que je croise et des rouges que je double. Voilà à quoi sont réduits les hommes dans notre société techniciste, un halo de lumière qui passe furtivement, sans que l’on puisse distinguer ni la tête ni l’image. Terrible réduction, les hommes sans lumière sont de simple lumière.

Et plus je quitte mes terres, mes terres amoureuses, sa plaine et sa campagne, plus je quitte mes terres et m’aventure sur les chemins bitumeux, plus je croise de halos, plus je croise de lumière, halo pour halo, lumière pour lumière, c’est si lumineux que l’on croirait le jour, nonobstant la nuit qui maintient son manteau. Et de bretelles en giratoires, voici les grandes routes, voici les autoroutes, et là-bas j’aperçois les spots puissants des hangars, des phares des camions, et même le train, tel une fusée dans la masse d’air. Voici les bâtiments, voilà les hangars, les hommes en blancs, voilà les viandes, voilà les fromages, voilà les fleurs, les volailles, les plantes, les meubles, les foies, les poissons, les coquilles, les langoustes, les homards, voilà la bouche et voilà le ventre, voici Rungis.

Rungis, c’est un nom et c’est un inconnu. Rungis nourrit Paris, Rungis nourrit des millions de personnes, et personne ne connaît Rungis. Tant de monde vit encore sur le mythe du ventre de Paris et sur la nostalgie des halles disparues, qu’ils ne savent pas ce que sont ces nouvelles halles, modernes, performantes, puissantes. Une telle chose à Paris serait bien impossible, heureusement qu’un sage gouvernement l’a déplacé ailleurs. Rungis, on ne peut en faire le tour dans une journée, on ne peut compter tous ses produits, toutes ses boutiques, tous ses marchands. Rungis vit et nous fait vivre, Rungis attire, Rungis absorbe, Rungis recrache et distribue, Rungis envoie et Rungis déploie, Rungis c’est l’estomac, c’est la gastronomie, Rungis c’est la vie, Rungis, c’est l’esprit et la bouche. J’y retrouve l’ambiance de mon petit marché, quand j’allais vendre à pied la volaille le matin, me levant à 5 heures, arrivant à 7 heures, décharger mes pigeons, mes poulets, mes cageots de légumes, sous une halle ouverte, dans le froid du vent et la chaleur du café offert par la crémière, et la chaleur des blagues et des salutations de mes compagnons de boutique.
Rungis est gigantesque, Rungis est un port sans mer, une usine sans production, et pourtant Rungis est tout petit, tout le monde tient dans Rungis. Ici chacun a ses habitudes, ses manières et ses manies. Je dois avouer que la majorité de Rungis m’est inconnue, je ne connais que l’endroit où je vais hebdomadairement, en dehors de ces étals de fromages, de poissons et de boucherie le reste est un trou noir. Mais cela rajoute au mystère du lieu, pour nous il est impossible de faire le tour de Rungis, il est impossible d’en connaître les recoins, il est impossible et il n’est pas souhaitable. Le mystère est le socle de la grandeur et un des fondements de l’autorité, tout connaître conduit à tout détruire ; c’est pour cela sans doute que mon père ne m’a jamais permis d’entrer dans son bureau.

En revanche, ce que je connais bien de Rungis c’est le bistrot où je me rends. Après le réveil d’avant l’aurore, la route dans la nuit, les achats dans le brouillard, le casse-croûte de sept heures, le casse-croûte d’avant repartir, est salutaire ; et tout est fait pour qu’il soit réussi. La nappe à carreaux rouge, la salle encombrée de tables et de chaises, la saucisse au chou, spécialité du tenancier jurassien, et le verre de poulsard qu’il nous sert dans un clavelin servant de broc. Cette bonne saucisse au chou trempée dans le café chaud, un café fort et noir qui nous réveille et nous redresse, une saucisse forte et gouteuse qui nous éveille, et le coup de poulsard par-derrière pour la saveur de la vie et le mariage des goûts. Voilà un des aspects fondateurs de la civilisation, cochon, vin, café, le terroir et les voyages, la guerre et la paix, le commerce et le don -car si nous payons le repas, le patron offre toujours la tournée-. Dans ce modeste plat, dans ce plat rustique qui, pour être élevé à son juste rang, doit être mangé dans une assiette en grès avec une fourchette en inox, c’est tout l’esprit français, c’est l’âme entière de la France qui vit. Il faut de la distinction et de l’urbanité pour apprécier ce plat et le porter à son haut degré de développement. Et surtout, quand on mange, la conversation est primordiale. À table tout sujet n’est pas convenable, et seul en France l’amateur peut converser de gastronomie et de cuisine, thème noble et élévateur de l’esprit. Tout autre thème évoqué est moins haut et moins noble que celui-ci, même, il faut le reconnaître, la littérature.

Le déportement d’un homme ne peut être que noble s’il sait apprécier et la table et les lettres, derechef qu’il sait manger et parler. Quant à nous, nous ne nous sommes jamais fait tenir à quatre quand il s’est agi de partager canons et cuillères autour de la grande table. Je vois ici, régulièrement, des commerçants partageant un écot. Ils ont pu se bousculer pour faire baisser les prix, pour se partager les clients, s’invectiver même, mais la table, la table enjôleuse, les a toujours réconciliées. On peut monter, on peut hurler, ou parler fort avec les manières de boulanger, mais il n’y a pas de guerres tant qu’il y a la table. Sur la table s’opèrent les réconciliations, les rabibochages et les gentillesses. Curieux d’ailleurs ces diplomates qui se retrouvent après les conflits autour d’une table pour discuter ou signer un traité, quand il eut suffi de se trouver autour de la même table avant, en substituant aux papiers et aux cartes les plats et les vins. Dresser la table pour rabaisser les chars semble être la maxime des affaires étrangères.

Et quand on parcourt Rungis et toutes ses marchandises, on a vraiment l’impression d’être en contact avec le monde, avec ce que le monde produit de meilleur, à savoir ses aliments. En marchand parmi les étals, à travers les couleurs, les odeurs et les formes, on aperçoit les paysages de rizières, les grandes plaines d’Amérique, les arbres à thé de Chine et, plus lointains et plus fantasmagoriques encore, les élevages de canard du Gers ou les melons de Cavaillon. On imagine les paysages, on imagine les terroirs, on entend les hommes, leurs accents typiques, on sent leurs mains burinées par le travail, et l’odeur des machines et de l’huile qui s’échappe. Ce produit, il a fallu tant d’efforts pour le fabriquer, pour le faire sortir de terre. Des efforts que nous ne connaissons pas. Ce produit, pourtant, n’est pas arrivé au terme de son processus. Maintenant ça va être un épicier ou un cuisinier qui va l’acheter, et il va être transformé pour trôner sur une table, pour être offert à des convives, ou être convoité par des gastronomes. Et Dieu seul sait où ce melon sera mangé, où ce foie sera dégusté, par quelles mains il va passer et dans quel estomac il va échoir. On dit souvent que Rungis est le ventre de Paris. C’est faux, Rungis n’est pas un ventre, ici rien n’est mangé. Rungis n’absorbe pas, Rungis ne digère pas, Rungis pompe et distribue, Rungis cherche et diffuse, Rungis n’est pas un ventre, mais un cœur ; ici nous sommes dans le cœur de Paris, dans le cœur de la France, car nous touchons ce qui fait le propre de son identité, sa bouche et sa gastronomie.

Il faut finir la saucisse au chou, finir la tasse de café noir, finir le verre de poulsard rouge, finir le clavelin fumé, finir non pour finir, mais pour partir, quitter ce lieu charmant, quitter ce lieu convivial, partir en laissant là, hélas, la conversation, les dernières nouvelles, les anecdotes et les mercuriales de la semaine. Une ultime bouché et je constate que le cours du kilo de la carcasse d’agneau a baissé par rapport à celui de la semaine dernière, quant au merlan lui, il monte. Ça tombe bien, j’ai toujours préféré l’agneau au merlan. Ma tasse de café est vide, il me reste de la saucisse, je la termine hâtivement en pensant aux somptueux paysages de Château Chalons, à ses ceps surplombant la vallée, à la difficulté qu’il y a à les tailler. Homme de peu de goût, quand vous mangez, connaissez-vous seulement les paysages d’où viennent vos produits, connaissez-vous seulement les techniques de production qu’il a fallu mettre en place ? Hélas non, peu de connaissances, alors sans savoir comment peut-on apprécier la saveur des plats ?

L’homme à table est d’abord un géographe, et la géographie est la science de la table.

Par Thèmes