5 Lumière du fleuve

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mardi 30 mars 2010

Chapitre 5 de Parlare di vino.

C’est le jour où il ne faut pas sortir, et c’est le jour que tu as choisi pour m’emmener faire cette excursion. C’est le jour où il faut rester chez soi, et tu me prends pour m’obliger à sortir et m’en aller sur les routes de France. Il pleut, le ciel est noir et couvert de nuages indestructibles. La pluie ne cesse de s’abattre depuis cette nuit, tout est mouillé et il semble que le bitume lui-même est imbibé de l’eau qu’il ne cesse d’avaler. En plus il fait froid, de cette froideur qui vient de l’humidité, un froid terrible, qui s’enfonce dans les vêtements, et à travers les pulls que nous pouvons porter. C’est bien pour te faire plaisir que je te suis, et aussi pour voir ces merveilles que je ne connais pas ; les châteaux de la Loire.

Il faut partir tôt, six heures c’est même très tôt, pour éviter les embouteillages de ces vacances de Pâques. La croix c’était hier, vendredi, mais pour moi elle se poursuit encore ce samedi, par un lever fort matinal et des kilomètres de voiture sur des autoroutes longues et ennuyeuses. Je reconnais que tu avais raison, nous avons évité les bouchons, la route est silencieuse et vide, et nous sommes fort tranquilles dans ce calme matin de samedi saint, où la lumière de la mort recouvre encore le monde, un monde qui ignore que bientôt, dans quelques heures, c’est la lumière de la vie qui l’enveloppera, une lumière cerclée, ici, là, par les ténèbres obscures de l’incrédulité et du manque d’amour.
La nuit impose toujours son manteau de grisaille, et les nuages sont bas, et la pluie est bien forte ; nous sommes certains de subir, de longues heures encore, la ténébreuse journée. Les phares déchirent l’horizon, des lumières blafardes qui occultent les voitures et nous indiquent seulement qu’un monstre roulant de ferraille et de plastique se dirige à sens contraire. Vu de dos ce n’est pas une lumière, mais des lampions narquois qui nous font comprendre que jamais nous ne les dépasserons. Les essuie-glaces n’ont pas été changés depuis longtemps, chaque va-et-vient enlève très peu d’eau, et offre à l’habitacle, qui s’en passerait bien, l’amère symphonie d’un racloir rouillé qui se colle à la vitre, avec la régularité d’un essuyeur méticuleux. Et nous devons en plus supporter l’acre et torride flagrance du tabac froid qui s’exhale du cendrier, et étouffe nos narines, et sert de trop près nos gorges. De vieux mégots usagés ont été oubliés et se tiennent mutuellement compagnie, en attendant qu’un audacieux en ait assez et les jette par-dessus la vitre.

Les paysages de friches industrielles que nous traversons sont lugubres et sinistres ; ils donnent envie soit de se suicider, soit de commettre un meurtre, cela dépend de notre état d’esprit et du film que nous avons vu la veille. Pour le bonheur de mon chauffeur, je n’en ai vu aucun, je me suis endormi dès les premières notes du générique. Je comprends que les meurtres se commettent ici, et les déclarations d’amour sur les boulevards, l’acte doit s’insérer dans le paysage qui lui convient, l’inverse serait fort incongru. Horrible gargote au rideau déchiré, aux vitres sales, et au comptoir poussiéreux. La devanture a beau indiquer que l’on y trouve des spécialités italiennes et des tarifs compétitifs, j’espère surtout que l’arrière-cuisine contient de grandes chambres froides, où l’on peut faire reposer la viande, en attendant de la dessaler en lui faisant prendre l’eau du canal de la Seine juste en face, lestée de deux enclumes en plomb à chaque jambe. Le feu repasse au vert, nous démarrons, et je ne saurais jamais si le client qui allait sortir à son portrait-robot dans toutes les gendarmeries de France. On attend qu’un signal pour démarrer la grande destruction, raser ces bâtiments branlants et poursuivre la nouvelle ville qui pousse juste de l’autre côté de la rue.

Verre, vitres du pied au ciel, portes automatiques, lumières toujours allumées, cadres dynamiques au travail à toutes heures, le siège social se dresse dans un petit parc d’herbe taillé et propret. Une bouche de béton qui avale les voitures qui viennent au parking, un panneau signalant le nom de la société, pour les clients qui viennent de loin. Est-ce que le cadre commercial les invite dans le restaurant d’en face ? Oui, sûrement, s’il souhaite leur faire des propositions qu’on ne peut refuser. L’avantage de ces immeubles c’est qu’ils rapportent de la taxe. En plus ils modifient l’image de la ville, et ils attirent une population qui vote plus facilement pour le maire actuel. Finalement notre société matérialiste vit toujours avec un problème d’homme : le maire choisit les activités et les infrastructures en fonction des hommes qu’elles lui apportent : oui aux hommes de richesse, non aux hommes de pauvreté. Oui aux sièges sociaux, et non aux logements sociaux. Le riche attire la richesse, comme le pauvre attire la pauvreté ; chacun aspire son semblable. La mixité qui consiste à imposer des contraires ne pourra jamais fonctionner, l’or se nourrit d’or et la poussière de poussière. Déjà ici le canal n’est plus une route de transit de péniches marchandes, c’est un lieu de promenade et de détente, l’herbe y est tendre et grasse, on aperçoit quelques barques, et des saules qui plongent leurs branches dans le fond clair. Nous avons traversé une rue, et nous avons changé de monde.

Autoroute urbaine, autoroute de campagne. Il suffit de quelques minutes de roulage pour se trouver soudain en dehors de la ville. Ici, les départements font des crochets : Paris, Essonne, Yvelines, sans cesse ils vont et viennent. Rambouillet déjà s’annonce sur main droite et la forêt de Saint Arnoult se dégage dans le lointain. Autrefois ce bois était un lieu de brigandage, le voyageur risquait de se faire détrousser par les bandits de chemins creux. Aujourd’hui le voyageur se fait détrousser à la barrière de péage, mais ce n’est plus une probabilité, c’est une certitude.
Et quand la barrière s’ouvre, nous sommes dans la Beauce. Rien n’arrête le regard, rien ne dresse de la verticalité, même les arbres ici semblent plats, et les corps de ferme se regroupent, tels des cochons peureux autour de leur maman, comme de fines tâches s’agglomérant, si bien qu’ils se fondent dans un paysage de transparence. Pas de relief et des couleurs sûres. Ici, l’on procède par aplats. Là, du jaune, là du vert, là encore un trait gras de bleu (c’est un cours d’eau). Et vu du ciel seulement un grand coup de pinceau gris, pour délimiter l’espace et le fixer dans la modernité. On roule, on avance, mais rien ne semble avancer, les couleurs sont les mêmes, les paysages sont identiques. La seule preuve de notre avance réside dans ces panneaux bleus qui indiquent la distance des villes, et grâce à eux nous voyons bien qu’Orléans se rapproche et que Versailles s’éloigne. Dans la paix et dans la joie, nous parcourons la route suivie par les armées ennemies envahissant la France. Orléans pris, c’est le pays qui tombe. Mais quand l’armée est au point où nous sommes, le gouvernement républicain a déjà fui, laissant le peuple se débrouiller pour se défendre. Nous avançons dans la lumière quand pour beaucoup de nos compatriotes cette route fut celle de la nuit et du brouillard s’abattant sur leur patrie.

La voiture a réduit les distances, elle a aussi réduit les villes. Orléans est lestement contourné par son périphérique, si bien que d’elle nous ne voyons que la Loire, celle que nous sommes venus chercher, et au loin la cathédrale, où nous devinons les clameurs de Jeanne et les cris des soldats qui ont vidé le sang ennemi. La Loire est encore jeune, encore proche de sa source, nous sommes déjà dans son val, mais son climat montagneux se fait encore sentir. Ici c’est un coude, avant qu’à Nantes se soit une embouchure. Deux villes verrous pour veiller sur une rivière royale, deux villes verrous pour garder la flamme d’une certaine grandeur. Pourquoi la Loire est-elle associée à la douceur ? Est-ce dû à ces mottes de terre qui encerclent sa digue ? À ces îles de sables qui surpassent son étiage ? À son cours étendu et à ses bras nombreux qui s’attardent et musardent, oubliant de descendre se jeter dans un océan tumultueux ? Méfiez vous de son calme, la Loire est dangereuse. Les bateaux y chavirent et les cœurs s’y enflamment. Le Rhône est le fleuve du commerce ; le Rhin le fleuve militaire, frontière censée nous garder des invasions, fleuve téléologique, horizon de notre pays ; la Seine est un fleuve politique, nos capitales s’égrènent tout au long de son cours ; la Loire est une énigme, quand la Garonne est une grande inconnue. Exilée là-bas dans son sud elle semble loin des débats de la cour, elle ne remue pas aux cabales lancées et connaît son propre rythme d’évolution. Même Bordeaux ignore la Garonne, la cité change son nom, elle a la Gironde, petite queue de fleuve à usage exclusif.
Et nous, en traversant ce pont nous changeons de pays. Ce n’est plus la même langue, le même toit, la même façon d’user de ses mains, ce n’est plus le même climat. La Loire est une frontière, la frontière sud de la France. Alors qu’au sud-est les confins sont infinis : Champagne, Bourgogne, il faut dépasser le Lyonnais et atteindre la Provence pour sortir de la France, au sud-ouest la limite est claire ; c’est une griffe, légère certes, et aimable avec ça, mais une cicatrice indélébile qui structure notre nation depuis que les Francs ont conquis toute la Gaule. Ici nous sommes ailleurs, et c’est sûrement cela qu’ont recherché nos rois : être proches de la cour, mais dans un autre pays, pour éviter de se noyer dans le fiel et le vinaigre que les couloirs et les vestibules produisent.

Désormais la Loire est vide quand durant tant de siècles elle fut pleine de bateleurs transportant vivres et passagers. La voiture a tout changé, ouvrant des routes c’est sur la rive que la circulation se fait, et non plus sur l’eau. On perd le calme, on gagne la rapidité, on ne peut plus voir non plus les châteaux depuis l’angle du fleuve. Maintenant on les voit soit en face soit au pied, c’est trop loin ou trop près.

À ma grande surprise nous avons éteint les phares, et même le chauffage : il n’y a plus de buée. Le ciel s’est déchiré et les nuages ouverts, et à travers le gris, et à travers le bleu, ce sont des geais de lumière qui planent et qui piquent vers la rive et le fleuve. Toujours le noir des intempéries, mais conjugué cette fois à la forte clarté d’un soleil de printemps. Quelques semaines de plus et il sera bien chaud, du temps encore et il nous brûlera. En attendant il éclaire, c’est déjà ça, surtout il illumine et encadre les bâtisses et les bâtiments qui logent le grand fleuve. Je blêmis. Certaines régions de France sont belles par leur sublime. Je pense aux hauts blocs granitiques jurassiens, aux glaciers alpestres, et même à la campagne rouergate. D’autres régions nous marquent par leur histoire terrible, par les batailles qui s’y sont déroulées, par les morts gisants sous la terre, comme Craonne et ses environs. Mais en voyant devant moi l’ouverture du fleuve, en observant les paysages qui l’entourent et se finissent dans son eau tourbillonnante, je comprends alors d’où vient la majesté de la Loire. Rien n’est grand ici. Le fleuve n’a rien d’impressionnant, les coteaux et les levées ligériennes ne nous interpellent guère, le paysage est banal. Ce qui nous marque c’est la beauté des lieux, une beauté céleste qui vient de la lumière. Entre les gouttes de pluie, entre les nimbus noirs, entre les trouées bleues, tombent comme des feuilles d’automne plusieurs lumières du ciel, et ces éclats de soleil se mélangent en douceur, a tempera, se mélangent dans le plâtre, se combinent et fusionnent. Et rayonne partout le calme, et le calme atteint toute part. La lumière vient du ciel, elle recouvre comme de la poussière d’argent les paysages et les châteaux qu’elle rencontre dans sa course, si bien qu’ils donnent l’impression de s’illuminer de par eux-mêmes. La lumière ici ne brûle pas, elle fait refléter et rehausse, tel un vernis, les objets qui s’en revêtent.

Amboise, en haut de sa colline, s’illumine de l’éclat tendre et stupéfiant du tuffeau ligérien. Cette pierre reposant sous la terre ne donne rien. Une fois extraite, taillée et posée, elle brille, non pas seule, mais en compagnie des autres blocs qui l’entourent. Il n’est pas cristallin, il n’est pas transparent, il n’est pas tout à fait blanc et un peu grisé, mais le tuffeau s’éclaire et communique sa clarté de maison en maison, suivant les villes et les cités qui longent le bord de Loire.

Le reste ? Ce sont des coffres d’or et de pierreries déposés sur notre route. Passant devant une forte bâtisse du XVIIIe siècle nous nous offrons le luxe de la dénigrer : elle n’est pas assez belle. Pourtant, en d’autres régions, nous eussions fait des heures de route pour venir l’admirer. Mais ici, face aux couronnes dormant dans les forêts, sa grandeur est éteinte, sa majesté aveugle. Ailleurs, oui ; mais ici la comparaison l’enterre.

Azay-le-Rideau, Chenonceau, Beaugency, Chambord, quatre suffiraient à la grandeur de la région. Pourtant nous pouvons ajouter Blois, Langeais, Villandry et Saumur. La dizaine ne suffit pas à tout recenser. Peut-on imaginer tant de concentration sur un territoire si restreint ? Peut-on imaginer tant d’art ? Tant d’ingéniosité et de savoir-faire ? Un seul et les foules sont attirées, mettez-en plusieurs et l’on passe, par pure banalité, on passe sans voir et sans rien remarquer. C’est cela le comble du luxe, le comble de la richesse : avoir tant de châteaux que l’on ne les remarque plus. Cela, il faut le reconnaître, seule la France peut se l’offrir. Comme elle est pâle la Tour Eiffel, amas agrégé de linteaux de fer et de boulons, comme elle est ridicule l’arche de la Défense. En val de Loire la finesse est si forte, la courtoisie si bien incrustée, que personne ne remarque vraiment la grandeur de ce que nous croisons. Personne ne se rend vraiment compte.

La vigne aussi est bien pudique. Il n’y a que les bouteilles d’ici qui ont le privilège d’arborer les armes de France sur leur plastron. Fleurs de lys de fierté qui sont fleurs d’humilité. La Loire possède les plus grands crus du monde, mais personne ne le sait. Des crus royaux qu’on ne peut offrir qu’aux amateurs, les profanes pensants, quand ils voient vin de Loire, qu’on leur sort une piquette. La vigne, même en été, ne se montre pas. Elle se camoufle devant ses relevés, elle montre le coteau avant tout, elle exhale d’autres paysages, bien moins remarquable qu’elle. La vigne de Loire est pudique et timide, elle se cache et ne se montre pas. C’est dans une arrière-cour, à l’écart des regards, qu’elle nous produit pourtant des vins superbes, des vins plein de lumière bien qu’ils soient faits dans l’ombre.

À Amboise des placards furent apposés sur la porte, et la guerre commença. En y faisant tuer le duc de Guise Henri III crut y mettre un terme, cela ne servit qu’à la relancer. Dans ce val tout semble voué à la paix et propice à la rêverie, pourtant, de chaque côté des rives, les plus grandes batailles de notre pays y furent livrées. Ici, à de multiples reprises, c’est joué le sort de la liberté et de l’asservissement, l’avenir d’un pays en proie à l’effroi et à l’abîme. La France donne au monde les plus grands vins, et comme le raisin qui sert à le produire elle a besoin, hélas, d’être écrasé, broyée, malaxée, elle a besoin de fermenter et d’être dévorée par les levures, mais aussi de mûrir et de vieillir, pour offrir à l’Europe et au monde son génie et ses arts. Le vin, elle ne se contente pas de le produire et de le vendre, comme un objet extérieur à elle-même, la France est vin, en elle-même et intrinsèquement à elle ; la France est vin et c’est pour cela qu’elle s’invite aux tables des ambassades d’Europe, au besoin par la guerre. Être Français ce n’est pas seulement savoir parler, c’est aussi savoir boire. Comme à Sancerre c’est en ne servant pas que la France s’use, elle est faite pour être débouchée, versée et vidée, son charisme propre est de réjouir le corps et le cœur des hommes. On vit, au Grand Siècle, des militaires féroces pleurer dans les jardins de Loire, et des philosophes en dentelle, désabusés et cyniques, s’extasier devant les parterres de fleurs, déambulant dans les allées taillées de buis et de buissons, promenant leur amertume et leur horreur du monde, trouvant, dans la tiédeur angevine ou la clarté de Blois, de quoi élever l’esprit et redonner vigueur à leur âme déchue. Si c’est à Versailles que les jardins ont trouvé leur magnificence et leur couronnement, c’est sur les bords de Loire que sont nés leur art et leur accomplissement. Le jardin est un lieu de paix, un lieu de paix créé pour conjurer la guerre. Maîtriser les rivières, canaliser les fleuves, enfermer les arbres dans des cages de ciseaux, dompter la nature perfide et méchante pour que, le soir, à la pâle clarté des chandelles coulantes, le prince, en habit de fête, ayant fait venir ses vassaux pour leur montrer sa splendeur et leur courber la tête, puisse, au bras de la gloire et s’appuyant sur l’épée du sublime, faire plier l’échine des seigneurs révoltés, et briser, par la puissance de sa démonstration, toute révolte et toute rébellion. C’est au temps où l’armée coûte trop cher, au temps où l’on n’a plus envie de verser son sang, au temps où l’on tient à la vie, que se développe l’art de la jardinerie, y exulter sa force et sa férocité pour éviter, par des coups de pelles et de râteaux, d’avoir à donner –et surtout craindre de recevoir- des coups d’estoc et d’épée.
Combien de diplomates, comprenant que leur pays allait être attaqué, ont décidé de convier, comme ultime pourparler de paix, leur homologue étranger autour d’une bonne table, de lui servir des mets et des vins délicats ? On discute mieux de guerre et de frontière quand l’estomac est repu, on est plus enclin aux concessions et à la réflexion. On assimile le vin à l’alcoolisme, mais combien de vie a-t-il sauvée, combien de balles dans le corps a-t-il fait éviter ?

La brume se détache délicatement du fleuve d’eau, les nuages de vapeur montent vers le lointain, disparaissant sitôt que la température trop froide les tue. En bas, jetant les yeux vers la rivière, nous ne vîmes que du flou et des tâches indistinctes. Il nous fallut lever la tête et observer calmement les coteaux émergeant et les mille châteaux accrochés à cette terre, pour que notre rétine distingue la netteté et puisse donner un nom aux formes aperçues. La guerre qui joue ici ne laisse pas de trace, la paix semble éternelle quand elle n’est que fugace, le quincy, le saumur, l’anjou, tout se vide et s’envole, la caudalie est courte, la mémoire accrochée à ce fleuve de pierre qui serpente entre chaque coteau et deux ou trois cuestas ; la mémoire vivante pour un fleuve empierré, qui laisse fuir les rêves et l’imagination, en levant nos grands yeux vers le fleuve d’azur parcouru de nouveau par des fleuves nuageux. Soudain le bleu a laissé place au rouge, un rouge rose et de sang, petite goutte qui perle d’abord dans le lointain, petite goutte qui devient grosse tâche, et fuite et perte de sang, un sang de vie qui se déverse dans le fleuve liquide, en retirant le bleu pour en laisser le rouge, un sang de beauté et d’adoration qui repeint tout le ciel, en brûlant les nuages et en mettant le feu aux arbres encore debout, un sang de rédemption qui fait rougir la pierre -le blanc n’est plus de mise, le tuffeau est honteux-, un sang qui offre la vie à ceux qui le contemplent et l’adorent et le boivent, appuyés sur la balustrade d’un des ponts de la Loire. Déjà la terre s’engave, et le rouge disparaît, et derrière lui, suivant dans l’immédiat, le noir de la nuit et l’encre de nos rêves. Un dernier examen du spectacle couchant, une ultime allusion au panorama qui s’offre. Ici, ici, ici, dans les râles et les sanglots, ici, ici, dans la poudre et le fumier, ici, dans l’espérance et dans la fin, combien d’hommes sont morts ? Et combien vivent encore ?

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