8 Un Martini pour les oiseaux

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samedi 8 mai 2010

Chapitre 8 de Parlare di vino.

Quatre citadins entrèrent dans le bar au crépuscule, par la porte de derrière qui n’était plus fermée. Ils s’assirent au comptoir sans ôter leur chapeau ni même se regarder. La baie était immense et propre, ouvrant sur l’avenue déserte. On était à la tombée de la nuit et déjà il n’y avait personne. En face, l’office était fermé. Plus d’employés assis au bureau, plus de secrétaires visibles à travers les vitres à guillotine du mur orange. Seule une plante verte, dans un triste pot de plastique noir, attestait d’une présence vivante. Depuis quelques années la mode était à ses vitrines en verre où le passant peut voir tout ce qui se passe dans le magasin. Autrefois, la devanture était un mur, en poussant la porte on s’immisçait dans un autre monde. Désormais le mur est en verre, et les travailleurs sont des singes en cage dont on peut compter tous les cheveux et recenser tous les mouvements, du jour à la nuit. Le client n’est plus seul, il est sous l’œil du vendeur et des passants. J’aimerais connaître l’avis des employés perpétuellement vus par l’extérieur. Quel sentiment pour eux ? C’est comme au bar « Chez Phillies », en le longeant on voit Sam le serveur, dans sa blouse blanche avec son calot sur la tête, qui essuie les verres et qui répond aux clients. On voit aussi Marie dans sa robe rouge satinée qui fume sa dernière cigarette d’un air de dégout et d’ennui. On voit surtout qu’il n’y a pas grand monde, trois clients seulement autour du zinc triangulaire.

Curieux la lumière des néons, elle donne un aspect vert à tout ce qu’elle éclaire. La vitre est verte, le mur aussi, bien que peint en jaune. Je ne suis pas d’humeur bavarde. Je prends un verre de Martini, et je laisse de côté les œufs durs que me tend Sam et la salière à côté des distributeurs de serviette en papier. Juste un Martini, je laisse sa tasse de thé au quidam d’en face qui discute avec Marie. Une tasse de thé à 21 heures, il n’est pas bien. Je pense m’asseoir dos à la fenêtre, mais comme elle est ronde j’ai toujours un carreau face à moi. Je lui dirai à Phillies, « la prochaine fois met donc un rideau ». Quelques notes de poivre et d’écorce d’orange amère, un peu de musc et de fruits à noyau, c’est cela que je recherche dans ce vermouth. C’est merveilleux le Martini : on peut en boire à New York, à Tokyo ou à Los Angeles ça a toujours le même goût. C’est une valeur refuge, on n’est pas déçu, on sait ce qu’on va trouver. Même à Antraigues je n’ai pas besoin de pleurer sur la montagne pour savoir quel goût a le Martini. Quand tout change et que les images défilent trop vite, comme la lumière blafarde de ces néons, il est bon de retrouver ces notes de poivre, c’est réconfortant de savoir que l’essentiel demeure. L’homme n’est pas fait que de mouvement, il a aussi besoin de racines.

Je me dis que le type en face à presque le même costume que moi, mais son chapeau est plus mou. Moi, il a de la tenu. Comme Marie a l’air de s’ennuyer. Elle ne lui parle pas, elle préfère observer une olive plantée au bout d’une pique avant de la manger. J’apprends par Sam qu’elle ne s’appelle pas Marie. Tant pis, je devrais lui trouver un autre prénom, mais Marie c’était commode. J’essayerai Judith.

Tient Sam, donne-moi un cigare, puisque ça ne coute que 5 cents. J’espère au moi qu’ils sont bons. Le type en face de moi boit du thé et fume une cigarette, quel manque de goût, je comprends que la fille s’ennuie. Ça va, le cigare n’est pas trop fort, il s’accommode du Martini rosso. Quelques volutes de fumée pour faire comprendre au zouave qui est le chef. Toi petit, à une autre époque, te t’aurais bien provoqué en duel un matin, comme ça, avec tes témoins, histoire de rigoler un peu. Toi, petit tu as bien mauvais goût, parce que le thé russe ça ne se boit pas avec une cigarette.

Je donne son billet à Sam, pour le verre et pour le cigare. Ici on est comme des oiseaux de nuit, des noctambules urbains perdus dans le brouillard des lumières. Je veux sortir de la cage. Salut Édouard, dors bien cette nuit. J’ouvre la porte et je repars.

La pluie est giboyeuse. Je suis sagement assis dans le compartiment C de la voiture 193 qui me mène à Bordeaux. Demain concours des vins. Je vais enfin connaître les primeurs de ce nouveau millésime. Hâte et émotion, suspense et enfantillage, connaître le nouveau millésime dont certaines bouteilles ne seront bues que dans vingt ans. Je suis comme un oncle se rendant à la maternité pour voir le nouveau-né, qu’il ne reverrait que deux décennies après, tout grandit et tout homme, et dont il s’étonnera déjà qu’il soit sorti du berceau. Le temps fige les hommes et les souvenirs que nous en avons, en regardant les autres vieillir nous oublions que nous aussi nous vieillissons comme eux. Comme tu as grandi ! Et vous, vous n’avez plus de cheveux noirs, vous n’êtes plus aussi alerte. Pour vous aussi le temps est un passage.

Par la fenêtre un vieux pont roman. Et au-dessus la forêt, noire, épaisse, dense. Ca va vite, je voudrais arrêter les images pour mieux observer le couchant sanguin des rayons et les nuages encriers prêt à crever de leur liquide sombre que l’on appelle la nuit. Je voudrais arrêter le wagon pour toucher de mes rétines la pierre calcaire de la voûte du pont, et le ciment tenace des jointures des pierres. Le wagon passe, et sitôt aperçue l’image est un passé, seule l’imagination reste, elle a ceci de commun avec le goût, le reste de souvenir et de permanence qui demeurent dans la mémoire et le palais. Je ressens le fond de mon verre, c’est le rancio si commun. Noix, noisettes, fromage bien affiné, autant d’odeurs qui ne surgissent de rien, car il n’y a plus de vin, des molécules en suspension dans le fond de mon verre. Et le souvenir ? Sont-ce aussi quelques molécules valsant et trépidant au fond de mon cerveau ? C’est comme cette femme en face de moi, que je connais, mais à qui je ne saurais donner un nom. J’ai déjà vu son chapeau bleu-marine en cloche de même couleur que sa robe. Je ne vois pas ses yeux, je ne vois pas son visage, je ne vois que ses jambes croisées sur le divan, je ne vois que ses mains qui tournent les pages d’un livre, et quelques cheveux bruns qui tombent sur le cou. Et dans son carnet bleu qu’a-t-elle donc noté ? Des croquis, des esquisses ou bien des rendez-vous ? Cahier de dessin ou agenda chargé ? Elle m’ignore, je l’ignore et bois ma tasse de thé. Je glisse vers Bordeaux, terminus de ce train qui file vers l’Océan. Quand on parle de l’Océan les gens pensent Bretagne et oubli trop souvent que l’Aquitaine est elle aussi une région de la mer, une région où pourtant la terre est si présente. Curieux comme les œnologues trouvent si facilement des notes iodées dans les vins blancs de Nantes et aucune dans ceux de Bordeaux. Je reste persuadé que s’ils prenaient conscience de la proximité géographique de la mer et de Bordeaux nos chers dégustateurs trouveraient aussitôt, dans ces vins si terrestres, des arômes de saumon et d’huître d’Arcachon.

Pourquoi faut-il que l’intérieur du train soit aussi vert que la rue de Phillies que je viens de quitter ? Et d’où vient cette lumière qui allume quelques murs et laisse dans la pénombre le coin que je regarde ? De dehors encore. Une lumière franche, percutante, blessante même qui me plonge dans un bocal d’algue et de chewing-gum. J’ai hâte que le train cesse, que nous puissions descendre et retrouver enfin la terre ferme de la ville et du quai accosté qui me fera marcher et cesser de rouler.
Mais ici rien ne s’arrête, le train continu d’avancer, la dame poursuit sa lecture, et toujours sans me voir. Il n’y a que dehors, par la fenêtre ouverte, que le paysage est toujours le même, inchangé, depuis des kilomètres. C’est cette forêt sombre, ces nuages dispersés, ce pont appesanti qui porte le poids des ans en plus des passagers. Mais la femme continue de lire, les yeux baissés, les lèvres closes, dans une sorte de prière intérieure ou bien d’adoration de psaumes salvifiques.

La concentration et le labourage de mes souvenirs ont porté leurs fruits. Je me souviens maintenant du lieu où j’ai vu cette femme. C’était aux États-Unis, à Indianapolis, dans le hall d’un hôtel aux allures géorgiennes, avec des colonnes en bois de style ionique. Je venais dans cette ville pour une conférence commandée par une association de défenseur de la gastronomie française. On avait disposé des chaises et quelques tables dans le salon de réception, et je venais de saluer M. Paterson, le président de cette association. Il était avec sa femme, une vieille dame de soixante-quinze ans, encore alerte dans sa robe rose. Elle était assise dans un fauteuil du hall et lui était à ses côtés, avec sa moustache grise et son imperméable replié sur le bras. Je venais donc le saluer, la conférence était finie et je repartais vers la France. Je venais le remercier de m’avoir invité après avoir dû décliner son invitation à souper afin de pouvoir prendre le dernier avion de la journée. Et cette dame était là, assise en face de Mme Paterson, dans la même robe bleu-marine, les mêmes chaussures à lanières nouées autour des chevilles. Là aussi elle lisait, un roman inconnu, mais qui l’absorbait. Elle lisait et je dus la déranger pour lui demander de bien vouloir nous prendre en photo, M. et Mme Paterson et moi-même. À ma grande surprise, elle était française, ce que je reconnus immédiatement à cause de son accent, et effectivement elle m’avait dit qu’elle était de Bordeaux et regrettait de n’avoir pas pu assister à ma conférence. Comment ai-je fais pour me souvenir de tant de détails ? C’est la seule personne française que j’ai rencontrée durant ce week-end, cela marque la mémoire au fer rouge et impriment des images à jamais. Je me souviens même que le tapis du hall était vert, mais un vert plus sombre plus Empire, se mariant très bien avec la réception en chêne massif de l’hôtel. Elle prit la photo et s’en alla.

Je n’eus pas, ce jour-là, l’occasion de lui demander si elle se souvenait de cette rencontre d’Indianapolis : le train entra en gare de Bordeaux Saint-Jean. Je pris mes affaires de la journée et me dépêchait de me rendre vers la porte de sortie. Sortir des souvenirs et des réminiscences pour entrer dans le monde de l’actuel et du temps présent.

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