Ernst Curtius et l’histoire médiévale

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dimanche 23 novembre 2014

Présentation et analyse de l’oeuvre du philologue allemand Ernst Curtius.
L’article a été réalisé par Stanislas Cieslik, professeur d’histoire à Hautefeuille.

L’article étant long (14 pages en word), nous vous conseillons de télécharger le texte et de le lire sur votre kindle ou sur un autre lecteur numérique de livres.

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Ernst Robert Curtius (1886-1956) est l’un des plus célèbres philologues allemands de l’entre deux guerres et jusqu’à sa mort, à Rome, en 1956. Ses principaux travaux concernent les littératures latine et romane. Son œuvre principale, Europaische literaratur und lateinisches Mittelalter, parue en 1948, traite de l’influence de la rhétorique et de la littérature latine sur la littérature occidentale. Dans la préface de la version anglaise de son livre, Curtius prévient le lecteur que celui-ci est une réaction face à la catastrophe que représente l’arrivée du nazisme en Allemagne. Cet événement l’amena à s’intéresser à l’humanisme médiéval en étudiant la littérature latine au Moyen Age. Pour reprendre les mots de l’auteur, son livre n’est pas le produit d’un pur intérêt scientifique, mais une tentative pour préserver la culture occidentale. Curtius insiste sur l’idée d’unité et de continuité entre les âges, il parle d’une « unité spirituelle » (p16) : ainsi, il s’intéresse au chemin parcouru entre Virgile et Dante. Pour lui, l’histoire littéraire du Moyen Age est l’époque la moins explorée, et pourtant il ressort que ce laps de temps constitue un trait d’union entre le monde antique finissant et la période moderne. Les questions qui se posent à l’auteur sont nombreuses ; que s’est-il passé, et comment se sont organisés les mécanismes de transmission linguistique et culturelle ? Pour répondre à ces différentes questions, il utilise la méthode philologique, cette dernière donnant les réponses à travers l’étude des textes, en isolant les différents phénomènes littéraires, et en les reliant les uns aux autres pour former une structure homogène. Pour définir la méthode de travail adoptée par l’auteur, nous pouvons citer les mots d’ Aby Warburg : « Le bon Dieu est dans les détails », ce qui consiste à dire à la suite de Curtius que l’analyse conduit à la synthèse, ou que la synthèse provient de l’analyse, et que seule une synthèse de ce genre est légitime.

Le livre est divisé en dix-huit chapitres. Il ne faut pas négliger les excursus, qui sont d’une très grande richesse et nous apportent des éclaircissements sur de nombreux points complémentaires, tel les rapports de la poésie et de l’immortalité, ou le système des vertus chevaleresques dans la littérature latine. Le travail de l’auteur consiste à présenter dans les premiers chapitres des faits, qui vont être mis progressivement en lumière par la suite. Le chapitre III présente habilement les auteurs scolaires du Moyen Age, la naissance des universités, et le rapport des médiévaux avec les auteurs antiques : qu’est-ce que le Moyen Age cherche chez les auteurs anciens et que leur apporte t-il ? L’organisation de l’ouvrage de Curtius n’a pas réellement d’ordre logique ; pour reprendre ses termes il organise son travail par thèmes, ce qui explique que les personnages et les sujets rencontrés réapparaissent fréquemment dans les différentes rubriques abordées. L’avantage de cette méthode de travail est qu’elle donne une vision globale des enchaînements historiques et des différentes problématiques.

Comme nous l’avons signalé plus haut, Curtius réfléchit sur la littérature européenne et sur sa spécificité, à travers le prisme de la première et de la seconde guerre mondiale. Il faut rappeler que l’auteur finit et publie son travail après le deuxième conflit mondial. Ses réflexions le poussent vers l’apprentissage et la connaissance de la littérature en Europe. Il nous apprend qu’il existe une science littéraire européenne, mais que cette dernière ne veut être qu’une simple histoire littéraire s’appuyant sur la philosophie, la sociologie, la psychanalyse, mais hostile à la philologie. Nous pouvons nous permettre de dire que ce problème reste d’actualité, avec des nuances, une soixantaine d’années après la parution de l’ouvrage de l’auteur. Celui-ci insiste sur l’unité de la littérature européenne, qui se dérobe aux regards quand on la fragmente. Elle est un tout, qu’il faut analyser à travers des méthodes historiques et philologiques. Curtius conclut son premier chapitre en élargissant le sujet et en lui donnant des limites : il énonce ainsi que le héros fondateur de la littérature européenne est Homère, un Grec, et que son dernier auteur universel est Goethe.

Il présente ensuite deux auteurs essentiels pour son travail, Virgile et Dante. Leur réputation n’est plus à faire, mais pour Dante, les choses ne furent pas simples ; il fallut redécouvrir l’auteur au cours du XIXème siècle, lorsque l’Italie entreprit son unification. A partir de ce moment, Dante fit son entrée dans le panthéon des grands auteurs italiens. La Divine Comédie est pour l’auteur la voie romaine, dégradée par le temps, qui relie l’Antiquité au monde moderne. Elle nous présente « le théâtre universel » du Moyen Age, mais en langue vernaculaire. Nous retrouvons Dante régulièrement à travers l’ouvrage, et il fait l’objet d’un chapitre entier à la fin du livre, où l’auteur aborde et analyse ses relations avec la littérature latine, et son rapport avec le Moyen Age latin. Pour Curtius, cette analyse reste encore à compléter.

Dante est un auteur qui se situe entre le Moyen Age et la Renaissance ; il a, pour reprendre les mots de Carlyle, « la voix de dix siècles muets ». Son ouvrage principal, la fameuse Divine Comédie, est une vision de l’Antiquité et de la culture latine médiévale à travers le Moyen Age. Une vision prophétique et politique se dégage chez Dante ; il faut même aller plus loin : nous pouvons parler d’une prophétie théologico-politique voilée par les symboles, que l’on retrouve dans les cent chants de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis. Dante énonce l’idée que l’Etat et l’Eglise doivent se réformer : ces deux institutions sont d’essence divine, mais l’Eglise doit renoncer à sa soif de puissance temporelle et devenir une Eglise purement spirituelle. Il faut replacer l’ouvrage dans le contexte historique de l’époque, qui voit s’affronter en Italie la puissance impériale et le nouvel état florentin, capitaliste et en pleine expansion. Dante, dans la Comédie, montre que Virgile est la source du savoir humain : ce dernier l’a initié à la rhétorique, il est son auteur préféré. Pour les médiévaux, les auteurs anciens sont des auctores, c’est-à-dire qu’ils ont l’autorité et la sagesse ; ainsi c’est le savoir de l’Antiquité qui est donné par Virgile à Dante. Ce procédé de transmission est accentué par l’importance et le nombre des personnages exemplaires et des figurants de la Divine Comédie. Il convient de souligner l’importance pour l’Antiquité et le Moyen Age des personnages exemplaires (Curtius aborde ce thème dans le troisième chapitre). Dante emploie un parallélisme entre les personnages de la Bible et de l’Antiquité, essentiellement dans le Purgatoire. Ceci fait référence au système des concordances établi par saint Jérôme, mis en application et développé par Théodulfe d’Orléans (milieu du VIIIème siècle-821) et Baudri de Bourgueil (1045-1130). La Comédie compte plus de 500 figurants, aucune autre œuvre médiévale ne comporte une telle profusion de personnages, et seul Ovide dans ses Métamorphoses peut être comparé à l’œuvre du Florentin.

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