Les Borgia : népotisme et sens politique

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jeudi 28 mars 2013

Les Borgia : népotisme et sens politique

Il n’est pas rare qu’une famille entre dans la légende. Pour les Borgia, la légende est noire. Pièces de théâtre, opéras, films, traités politiques, nombreux sont les livres qui parlent d’eux, mais du drame de Victor Hugo en passant par l’Essai sur les mœurs de Voltaire les écrits ruissellent de meurtres, d’incestes, d’assassinats. Les Borgia se déclinent en rouge et noir. Ils servent à évoquer les heures sombres de la papauté, entre népotisme et sybaritisme. Mais les réduire à cela serait oublier leur incomparable sens politique et leur rôle primordial dans la défense des États de l’Église. Pour les comprendre il faut revenir aux sources, aux faits et à l’esprit du temps.

Borja avant les Borgia

Les Borgia sont une famille de la noblesse espagnole originaire de Borja en Aragon, près de Valence. Alonso Borja, évêque de Valence, serviteur du roi d’Aragon, est créé cardinal en 1444. Une fois nommé il part à Rome pour entrer au service du Pape. C’est à ce moment qu’il italianise son nom en Borgia.

Dans la Rome du XVe siècle deux familles sont en lutte pour prendre le pouvoir : les Orsini et les Colonna. Cette lutte impitoyable engendre meurtres, déstabilisation, et tentative de contrôle du Pape pour obtenir le pouvoir absolu. Les coups d’épées rivalisent avec les sonneries des cloches.
Lorsque le Pape meurt, en 1455, les cardinaux réunissent le conclave. Dans les coulisses les tractations s’activent, chaque famille essayant de faire élire son candidat, mêlant pour cela argent, promesses et menaces. Les cardinaux choisissent alors Alonso Borgia, notamment pour son indépendance. N’étant attaché à aucune famille il ne rentre pas dans le jeu des clans ; étant Espagnol il échappe aux luttes intestines italiennes. Calixte III est un pape de transition pense-t-on alors, mais cette élection ouvre une parenthèse qui ne s’achève que 60 ans plus tard, celle des Borgia.

Une fois élu, le nouveau pape appelle sa famille d’Espagne et place de nombreux membres aux postes les plus éminents. Ses détracteurs dénoncent du népotisme. En réalité c’est du sens politique. Il choisit des hommes de confiance, indépendants des Colonna et des Orsini. C’est dans le même esprit que son neveu, Rodrigue Borgia, est élevé à la pourpre cardinalice en 1456. Mais lorsque Calixte III meurt en 1459 le Pape est de nouveau Italien, et les Borgia doivent quitter Rome.

Rodrigue en Alexandre

Pour autant, les Borgia n’en n’ont pas fini avec Rome, car Rodrigue est élu pape en 1492 sous le nom d’Alexandre VI. L’élection a été précédée de dix jours d’émeutes, menées par les troupes de Milan et de Naples, qui essayent de prendre le contrôle de la ville. Elles ont fait plus de deux cents morts. Rodrigue, candidat de Milan contre Naples, est finalement élu. C’est une victoire politique pour la ville du nord, une défaite pour celle du sud.

Le nouveau Pape peut alors passer pour l’homme-lige de Milan. Pour autant il fait preuve d’une grande indépendance, s’affranchit de ceux qui l’ont fait roi et œuvre constamment pour l’intérêt des États de l’Église. Alexandre VI est un fin politique qui, dans une époque de troubles, a fait preuve d’une vision tactique hors norme. Comprenant que Naples est le principal ennemi de Rome il cherche à obtenir soutiens et alliances pour ne pas rester isolé. La meilleure façon de conclure une alliance est encore de marier un enfant à la famille à laquelle on veut s’attacher. Justement, Alexandre a plusieurs enfants, dont César et Lucrèce.

Le rôle des enfants

La pauvre Lucrèce n’a cessé d’aller de mariages en désunions, au gré des intérêts de Rome et de son père, au mépris de ses sentiments. Elle est donc mariée à Giovanni Sforza, héritier de Milan. Quand, par la suite, il faut conclure une alliance avec Naples, le Pape annule le mariage et Lucrèce est unie à Alphonse d’Aragon, fils naturel du roi de Naples, qu’elle épouse en 1498. Une fois veuve elle est remariée en 1502 à Alphonse d’Este, l’héritier du duché de Ferrare, parce que le Pape a besoin de cette alliance dans sa diplomatie du moment. Le pape aime beaucoup sa fille —ce qui n’a pas été jusqu’à l’inceste comme le disent les colporteurs d’histoire— mais cela ne l’empêche pas de l’utiliser dans le grand jeu politique.
Il en va de même pour ses fils. Juan de Gandie est destiné à devenir roi de Naples. Pour cela Alexandre VI érige la ville de Bénévent en duché et lui octroie le fief. César Borgia est lui créé cardinal en 1493, à l’âge de 18 ans. Quand il apparaît comme nécessaire d’en faire un prince temporel il renonce à sa condition de clerc pour retourner à la vie laïque (1498) et devenir un des plus grands condottieres de l’époque. Il est alors marié à Charlotte d’Albret, fille du roi de Navarre, dans le but de consolider l’alliance française. Ces exemples montrent bien que ce n’est pas la religion qui gouverne mais la politique, au service de la religion. C’est aussi sous l’angle politique qu’il faut comprendre sa liaison avec Julie Farnèse. Le choix des maîtresses —pour les princes ou pour un roi— ne répond pas à des motifs hédonistes mais à une visée politique. S’attacher une maîtresse c’est s’attacher une famille et ses services. En l’occurrence Julie Farnèse permet au Pape d’obtenir le soutien du puissant clan Farnèse, renforcé par le chapeau de cardinal offert à son frère. Que la maîtresse soit belle ne change rien à l’affaire, même si cela peut la rendre plus agréable.

Des meurtres et des hommes

La vie des Borgia est marquée par les meurtres des ennemis et des familiers. Dans la cruauté des actes, César dépasse Alexandre. Jaloux de son frère Juan de Gandie, qui est sur le point d’obtenir la couronne de Naples qu’il convoite, César le fait assassiner (1497). Le duc de Gandie est attaqué un soir par des hommes armés dans les rues de Rome, alors qu’il se rendait chez une amie. Ne le voyant pas réapparaître le lendemain, son père le fait rechercher. Son corps est repêché quelques jours plus tard dans le Tibre. Le peuple de Rome craint un complot des Orsini, des Colonna ou d’un mari bafoué, mais Alexandre comprend dès le début que c’est son fils, César, qui est le responsable. Il fait arrêter l’enquête et se mure dans le chagrin. La politique et les questions internationales le tirent de sa torpeur, il s’agit toujours de régler la question napolitaine, ce qui donne lieu à un autre meurtre.

Pour une fois Lucrèce est heureuse parce qu’elle aime son mari qui le lui rend bien. Cet amour est trop beau aux yeux de César qui devient jaloux de son beau-frère. De plus, celui-ci a tendance à se montrer réfractaire à sa politique. César prend donc les mesures qui s’imposent et envoie une troupe de spadassins rencontrer l’époux place Saint Pierre. Alphonse s’en tire avec de grosses blessures. Comprenant que son frère est à l’origine de cet attentat Lucrèce fait garder le blessé par des troupes fidèles. Mais César Borgia n’est pas du genre à laisser le travail inachevé. Il se rend dans la chambre d’Alphonse et lui glisse à l’oreille : « Ce qui ne s’est pas fait au déjeuner se fera au souper ». Quelques heures plus tard il revient dans sa chambre, renvoie les gardes et demande à ses hommes de l’étrangler. Cet incident fait dire à Burckard, maître des cérémonies pontificales : « étant donné que don Alphonse refusait de mourir de ses blessures, il fut étranglé dans son lit. »

César Borgia est un combattant redoutable et un excellent général, qui n’hésite pas à affronter des taureaux ou des bêtes féroces, qu’il tue à coups d’épée. Léonard de Vinci a travaillé pour lui et Nicolas Machiavel, diplomate de Florence, a été impressionné par le sens tactique de César, dont il s’inspire pour rédiger Le Prince (1513). Mais César a une faiblesse : il ne doit son existence qu’à son père, or celui-ci vieillit. Tombé malade dans l’année 1502, Alexandre Vi décède au bout de quelques jours. César a perdu son plus solide appui. A l’annonce de la mort du pape les Orsini et les Colonna, qui avaient été bridés et diminués par Alexandre VI, veulent retrouver leur pouvoir. Pour ce faire ils rameutent leurs hommes. En dépit de la vacance du trône le Sacré-Collège parvient néanmoins à maintenir sa prééminence et son contrôle sur la ville. Il se réunit pour trouver un successeur à Alexandre. C’est Pie III qui est élu, un octogénaire dont le pontificat ne dure que 27 jours. Nouveau conclave et nouvelle élection : cette fois c’est Julien della Rovere —Jules II—, l’ennemi des Borgia qui est élu, et qui prend sa revanche de 1492. César peut se faire du souci. Le pape joue finement et le maintient dans l’illusion de la réconciliation mais il lui retire ses terres de Bénévent. Arrêté par la suite, César est emprisonné à Valence, son ancien évêché, où personne ne le reconnaît. Ayant tenté de s’échapper il est enfermé dans une tour du château de Médina del Campo, en Castille. Ce n’est pas assez pour lui, il s’échappe et rejoint son beau-frère Jean d’Albret. Il dirige des troupes en direction de Logroño, où sa fougue le détache de son armée. Se retrouvant seul dans une armure d’un métal éclatant il est assailli par des hommes de pied et massacré devant Cava. Ainsi s’éteint en 1507 l’un des plus redoutables hommes de guerre de l’époque.

Lucrèce mène une existence toute autre. Marié en 1502 au duc de Ferrare elle a une vie heureuse, constituant autour d’elle une cour de poètes, d’écrivains et de sculpteurs renommés. Lorsque son mari est absent c’est elle qui dirige les troupes de la ville, qui surveille la construction des murailles, qui gère les affaires du duché comme elle gérait celles du Vatican durant les absences d’Alexandre VI. Ses dernières années sont marquées par un mysticisme très prononcé. Regrettant le comportant de ses jeunes années et les débauches de sa vie romaine elle entre dans le tiers ordre franciscain, finance la construction d’églises et d’hôpitaux. On est loin de l’effroyable monstre décrit par Victor Hugo. Minée par les grossesses à répétition, les accouchements et les fausses couches elle tombe gravement malade lors de la naissance de sa dernière fille en 1519. Sentant venir son heure elle écrit au pape Léon X pour se repentir de ses fautes et réclamer l’absolution. Deux jours après elle décède à 39 ans dans son château d’Este, seule et calme et non pas assassinée par son fils comme l’a écrit Hugo dans sa pièce. Lucrèce Borgia a eu la chair déchirée tantôt par les épines du plaisir tantôt par celles du sacrifice.

Quelle place dans l’histoire ?

Alexandre Borgia n’est pas différent, dans sa façon de vivre et d’agir, des autres princes et des autres papes. Il a fait preuve d’un remarquable sens politique, en maintenant l’indépendance romaine, contre les visés des principautés et les querelles des familles italiennes. C’est à lui que l’on doit aussi le traité de Tordesillas de 1493. En matière de foi il est d’une rigueur absolue : aucun de ses textes religieux ne contient d’erreur ou d’hérésie. C’est là un des mystères Borgia : si son comportement moral est blâmable, il a renforcé la foi et a fermement défendu Rome. La légende noire provient en partie de cela. Elle a d’abord été créée et colportée par les princes italiens qui ne supportaient pas la force et la liberté d’un prélat espagnol. Attaquer Borgia était pour eux le moyen le plus simple de reprendre le contrôle de Rome que ce dernier leur avait retiré.
Autre mystère : au milieu de ces épines est née une rose : François Borgia, arrière-petit-fils du Pape, général des jésuites et saint de l’Église catholique.
A ce tableau il ne faut pas retirer les meurtres, les unions illégitimes, les attitudes peu charitables. Mais cela permet de replacer les Borgia dans leur contexte : un pape normal et une famille normale, en prise avec les heurts de l’époque, qui par-delà le rouge du sang et le noir des âmes a su faire naviguer durant un temps la barque éternelle de l’Église.

Un article paru dans la revue Actualité de l’histoire en novembre 2011.
Article plus long à lire ici.

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