Le vinaigre

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lundi 8 juin 2020

Incontournable vinaigre

Les légendes sont belles, même quand elles sont fausses. Celle-ci raconte que quatre voleurs détroussaient les cadavres victimes de la peste. On ne sait où ni quand. Peut-être à Marseille en 1720. Ils détroussaient, mais ils ne tombaient pas malade. Un marchand de vin s’en étonna et leur échangea leur secret contre de belles bouteilles de sa cave. Nos voleurs avaient une recette : une boisson à base de vinaigre et d’herbes médicinales. Notre marchand la commercialisa sous le nom de « vinaigre des quatre voleurs ». Est-elle plus efficace que l’hydroxychloroquine ? Le vinaigre est la recette secrète des grands-mères et des ménagères. Il soigne les douleurs des articulations, il désinfecte, il tonifie et il se révèle être un allié du nettoyage des vitres et des salles d’eau. Que de vertus pour un dérivé dégradé du vin. Sous les Romains, il est mêlé à l’eau : non seulement il désinfecte, la rendant pure à la consommation, mais en plus il désaltère.

Quand le Christ réclame à boire du haut de la croix, un légionnaire lui présente une éponge imbibée d’eau vinaigrée pour le désaltérer. Cela n’a rien d’offensant : c’est le partage spontané de la boisson du soldat. Cette eau vinaigrée était assez éloignée du bon vin de Cana et de celui de la Pâque, mais assez proche du vin de table et du pot servis jadis dans les bistrots. Désinfectant, désaltérant, et aussi condiment. Le vinaigre conserve, comme les cornichons en bocal, les fruits et les plantes. Le vinaigre accroît les saveurs et rehausse les salades fades. La vinaigrette est son succès le plus célèbre. Sur ce terrain, deux écoles s’affrontent : l’italienne et la française. En Italie, vinaigre, huile et sel sont dressés directement sur le plat, en assaisonnement. En France, la sauce est préparée à l’avance et mêlée au plat avant d’être servie. D’un côté, c’est la rencontre fortuite, de l’autre l’union préparée. Ces deux préparations n’ont rien à voir avec ce que les nord-américains nomment italian vinaigrette et french dressing. La vinaigrette française suppose un dosage équilibré entre l’acidité du vinaigre et de la moutarde et la rondeur de l’huile.

Le vinaigre sait aussi se faire grand. À Orléans, les vignerons ont abandonné leur piquette pour se reconvertir dans le vinaigre de luxe, à base de vin du Val de Loire. Il alimentait la cour et Paris. On en trouve toujours aux goûts subtils et parfumés qui subjuguent des plats et des sauces fades. À Modène, la ville s’est spécialisée dans le vinaigre balsamique, plus doux, moins aigre, plus sirupeux. Légèrement acide, plus salé, il se fait l’accompagnateur solitaire des volailles et des légumes. Ces vinaigres de qualité se suffisent à eux-mêmes et relèvent des plats inattendus. Sur les grillades de sardine, un filet de vinaigre rouge pour rehausser le goût ; avec les frites, du vinaigre blanc de malt. Rien de plus simple pour ouvrir des horizons gustatifs. Le vinaigre offre des goûts rares, aujourd’hui étouffés : l’acide et l’amer. Au temps du sucre et du salé triomphant, ce sont des saveurs à éduquer et à valoriser.

Chronique parue dans L’Incorrect.

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