Europe : fixer des limites

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mercredi 1er mai 2019

Il est possible de disserter à l’infini sur la délimitation des frontières de l’Europe, qui ne sont pas celles de l’UE. Il y a certes des zones grises et des marches mouvantes, mais la frontière continentale est tout de même claire : l’Atlantique, la Méditerranée et l’espace eurasiatique à l’Est définissent un même territoire intellectuel et politique, qui a différentes expressions, mais un fond culturel commun. Les frontières intérieures n’ont pas été abolies, ce sont les contrôles aux frontières qui ont été supprimés, facilitant la circulation des Européens. Les frontières politiques, linguistiques, fiscales, religieuses demeurent, contribuant à la diversité du continent. Le problème est plus prégnant avec les frontières extérieures. La ratification des accords de Schengen, en 1985 et 1990, prévoit d’abolir les contrôles intérieurs pour mieux renforcer les contrôles extérieurs. Cela aboutit à la création de différentes agences chargées du contrôle des frontières, dont l’actuelle se nomme Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (2016), communément dénommée Frontex, dont le siège est à Varsovie. Contrôler les frontières extérieures pour permettre la libre circulation des hommes à l’intérieur est simple sur le papier, plus compliqué dans la réalité, car cela heurte deux impensés : la protection et l’intégration.

Où est notre ennemi ?

L’Europe doit protéger, dit-on souvent, mais de quoi ? La protection suppose comme préalable la définition de ce qu’il faut protéger et de qui ou quoi il faut se protéger. Cela suppose la définition d’un ennemi dont il faut se prémunir. De qui l’Europe doit-elle nous protéger ? Du Turc, comme au temps de Lépante, des Chinois ou des Russes, des islamistes, de l’Afrique subsaharienne ? Et que faut-il protéger ? La laïcité, la liberté, nos modes de vie, nos entreprises, nos paysages, notre environnement ? Là aussi, la définition n’est pas aisée. Définir des frontières, et les tenir, suppose au préalable de définir une identité, que l’on souhaite conserver et approfondir, et donc un ennemi, qui nous combat et contre lequel on se défend. Mais l’Europe, c’est bien connue, n’a pas d’ennemi, ou refuse de voir qu’elle en a. Dans ces conditions, difficile de protéger contre quelque chose qui n’existe pas.

Le second impensé est celui de l’intégration. Si l’Europe doit tenir ses frontières et les protéger, cela suppose la mise en place d’une politique d’intégration fédéraliste. Si chaque pays définit ses propres règlements sur qui peut entrer et résider, alors l’ensemble du système européen est fragilisé. Si un migrant est refusé à Rome, mais accepté à Paris, il peut ensuite se rendre dans l’ensemble de l’espace Schengen. C’est donc la question des politiques sociales de chaque pays qui est posée : regroupement familial, accès aux soins et à l’éducation des personnes non membres de l’Union, accueil des migrants et des réfugiés, etc. Pour que l’Europe protège et tienne ses frontières, il est nécessaire que l’ensemble des pays ait une politique identique sur chacune de ces questions. Lorsque le gouvernement espagnol de Zapatero a procédé à des régularisations massives de clandestins africains en leur octroyant la citoyenneté espagnole, ces personnes pouvaient ensuite circuler librement dans tous les pays signataires de Schengen. À moins que tous les pays soient d’accord sur une politique commune, ce qui est peu probable, la protection efficace des frontières extérieures suppose une intégration renforcée des nations dans la construction européenne. En somme, c’est accepter de perdre une souveraineté nationale intérieure pour renforcer la souveraineté communautaire extérieure.

Économie et migrations

L’Europe qui doit protéger est confrontée à une crise migratoire qu’elle n’a pas su gérer. L’Europe doit-elle aussi protéger les entreprises face à la mondialisation et à la concurrence internationale ? Faut-il bâtir alors un protectionnisme européen ? Mais là aussi, sur quelles bases ? Le refus français de la mise en place d’un système de retraite par capitalisation empêche la création de fonds de pension qui pourraient investir dans les entreprises françaises. Cela renforce l’exposition au risque d’achat par des entreprises chinoises ou américaines. Faut-il que l’UE pallie l’inconséquence française ? Faut-il aussi aboutir à une harmonisation fiscale, que la France appelle de ses vœux à condition que les autres pays élèvent leurs taux au niveau aussi confiscatoire que les siens ? La question de la protection des frontières a l’apparence de la facilité, mais son application est bien délicate dans la mesure où cela touche à la liberté des États, et donc des peuples, de garder leur indépendance ou de se diluer dans un empire européen.

Nous et les autres

La protection des frontières ne s’obtient pas par un isolement, mais par des accords avec les partenaires de l’Europe. Cela concerne les Africains qui peuvent venir en Europe, le contrôle des flux financiers et des aéroports, les accords commerciaux avec la Chine, la Russie et les États-Unis. Sur l’ensemble de ces sujets, l’UE est très loin de parler d’une seule voix. Le multilatéralisme l’emporte sur la vision unique. Chaque pays négocie directement avec ses partenaires internationaux, en fonction de ses intérêts et de ceux de ses entreprises. La France et l’Allemagne n’ont pas les mêmes choses à négocier avec la Chine et le Japon, ni les mêmes intérêts stratégiques au Mali et en Afrique subsaharienne. Il en va de même quant aux défis climatiques. Les normes environnementales varient d’un pays à l’autre, par exemple pour la définition des critères de l’agriculture biologique. Ce qui est bio en Hollande ne l’est pas nécessairement en France, mettant à mal la concurrence entre les agriculteurs et l’information des consommateurs. Là aussi, l’Europe est dans l’incapacité de protéger s’il n’y a pas d’harmonisation et de politique commune. D’autant que même là où il y a mise en commun il y a échec de la protection. La mise en place de la monnaie unique devait renforcer la protection commerciale et économique de l’Europe. Vingt ans après, le dollar est toujours hégémonique et les entreprises européennes doivent l’utiliser dans leurs transactions, se mettant de fait sous la tutelle de l’extraterritorialité américaine. La frontière monétaire est certes visible, mais inefficace pour juguler un adversaire beaucoup plus puissant. Ériger des frontières n’est pas la garantie d’une meilleure protection si cette érection ne s’accompagne pas d’une volonté de puissance et d’indépendance.

A retrouver dans Conflits.

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