Entretien : EM Normandie. Se former à la géopolitique

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lundi 25 novembre 2019

Entretien accordé à l’EM Normandie sur l’importance de se former à la géopolitique.

Pourquoi avoir consacré un dossier complet de la revue de géopolitique Conflits, que vous dirigez, à ce thème de la guerre du droit ?

Pour trois raisons essentielles. La première est qu’il s’agit d’un sujet d’actualité qui a été beaucoup évoqué en creux dans le cadre de l’affaire Alstom mais, à notre avis, insuffisamment expliqué et encore moins exploré dans ses conséquences concrètes. Ensuite, parce que cette question comporte des aspects très divers, juridiques bien sûr, mais aussi fiscaux, territoriaux, militaires, bref géopolitiques au sens large, dont l’analyse constitue l’ADN de notre revue ; enfin et surtout, parce que cette guerre du droit met en jeu non seulement la souveraineté des Etats mais l’indépendance des entreprises. Ce dernier point est important et il nous semble essentiel que tous les acteurs économiques en prennent conscience. On aurait tort de croire, en effet, que seuls des géants comme Alstom peuvent être concernés par le sujet : des entreprises de taille beaucoup plus modeste, des PME, et même des TPE peuvent, demain, se trouver confronter au rouleau compresseur du droit américain et à son bras armé, l’extraterritorialité du dollar. Or les petites structures sont plus vulnérables que les grosses puisqu’elles ignorent tout de l’univers dans lequel elles se trouvent projetées, parfois à leur insu. Et a fortiori des instruments à utiliser pour survivre.

D’où l’article que vous avez rédigé pour ce numéro spécial : « Les entreprises doivent se former à la guerre économique », et celui de Christian Harbulot, co-fondateur de l’Ecole de pensée sur la guerre économique (EPGE). Pouvez-vous nous en dire plus ?

Parmi les premiers, Christian Harbulot, fondateur de l’Ecole de guerre économique, a compris que pour se défendre, les moyens techniques étaient indispensables mais non suffisants. Une armature intellectuelle doit les sous-tendre, et c’est à cette tâche qu’il s’est attelée avec quatre autres personnalités rompues, comme lui, à analyser la violence dans le champ économique : l’universitaire Nicolas Moinet, pionnier dans l’étude du technoglobalisme japonais et des liens entre l’intelligence économique et l’innovation ; le journaliste Ali Laïdi, auteur de plusieurs ouvrages de référence sur la question ; l’avocat Olivier de Maison Rouge, spécialisé dans les relations entre le droit et l’usage de l’information dans la compétition économique  ; enfin Eric Delbecque, expert en sécurité des organisations et, entre autres fonctions, Directeur Général Adjoint de l’IFET (Institut pour la Formation des Élus Territoriaux), adossé à l’ADF (l’Assemblée des départements de France).

Leur postulat de départ est simple : de même que, dans les écoles de guerre, on forme les officiers à la réflexion stratégique, de même est-il urgent de former les cadres de nos entreprises à réfléchir sur leur environnement. Trop d’entre eux, y compris parmi les plus performants dans leur cœur de métier, ne s’intéressent pas aux réalités géopolitiques du monde et pensent qu’un bon savoir-faire et des coûts de production compétitifs sont suffisants pour l’emporter.

Persuadés qu’un monde « sans frontières » est un monde sans ennemis, beaucoup pensent encore que la technologie est neutre. On voit ainsi des cadres faire usage d’adresses fournies par des opérateurs américains qui ne disposent d’aucune sécurité. Ou bien des entreprises stocker leurs données sur le cloud sans se rendre compte que celles-ci peuvent être saisies par la justice américaine ou consultées par des concurrents. Au-delà des gestes simples à leur apprendre pour les prémunir, il convient de les doter d’une armature intellectuelle qui leur permette de déchiffrer les grandes évolutions du monde. Et notamment celle-ci, que beaucoup d’économistes eux-mêmes persistent à ignorer : la violence n’est plus l’apanage des politiques et des militaires. Elle a investi le champ des échanges commerciaux à mesure que la globalisation progressait. L’effondrement de l’URSS a ainsi marqué un tournant. Pour ne pas subir le même sort, la Chine a tiré des leçons précises des modèles japonais et coréens du Sud pour inventer une nouvelle forme d’accroissement de la puissance par l’économie. Les résultats foudroyants qui s’en sont suivis ont bouleversé l’échiquier de la globalisation. La guerre commerciale déclarée par les Etats-Unis au reste de la planète est aussi une réponse à cela, même si elle s’exerce aussi contre l’Europe, avec les dégâts que l’on sait…

En quoi le concept d’extraterritorialité du droit américain est-il une arme de guerre ? D’où tire-t-il son origine ? Et en quoi se différencie-t-il de la tradition juridique française ?

Notons d’abord que le droit américain n’est pas sorti tout armé du cerveau des juristes d’outre-Atlantique pour conquérir le monde. Il s’est imposé pour lutter contre la corruption aux Etats-Unis même avant que la puissance publique américaine ne s’en serve comme levier pour déstabiliser les entreprises étrangères. Surtout, il a été puissamment aidé par le recul du droit romain en Europe, sous l’effet de l’ordre juridique communautaire. D’inspiration anglo-saxonne, celui-ci est désormais supérieur aux ordres juridiques nationaux par le jeu des traités. Rappelons que dans le droit romain, dont est restée solidaire la tradition juridique française, l’équité prime la norme. Dans le droit anglo-saxon comme dans le droit communautaire, c’est l’inverse : rien n’est supérieur à la norme, qui varie au gré de la jurisprudence des juges, ceux du DOJ (Department of Justice) comme ceux de la Cour de justice de Luxembourg. C’est dire si l’Europe s’est acculturée à la philosophie du droit américain avant même que celui-ci ne passe à l’offensive pour soutenir les entreprises états-uniennes !

Or il est utile de préciser que le principe d’extraterritorialité du dollar, déjà redoutable en soi puisqu’il s’agit d’une devise de réserve internationale, n’est que la face émergée d’un gigantesque arsenal. L’usage d’un photocopieur ou d’un smartphone, dont quelques pièces seulement seraient d’origine américaine, voire le recours à une messagerie internet dont les serveurs seraient basés aux Etats-Unis (type Gmail et Hotmail) peut vous envoyer devant un tribunal américain – voire en prison ! – s’il est prouvé qu’ils ont servi dans le cadre d’une opération jugée contraire aux intérêts des Etats-Unis !

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