Enée

Enée est un prince troyen au destin incroyable. Lui, homme défait fuyant la défaite de son pays et la destruction de sa ville, il devient le fondateur de Rome et le père de la noblesse franque, donc le père de la France. Rien ne destinait ce Grec a une telle permanence, si ce n’est un destin fabuleux ; destin qui, chez les Grecs, est voulu par les dieux, même s’il va à l’encontre de la volonté des hommes.

L’image d’Enée fuyant sa patrie en flamme, avec son père Anchise sur les épaules, est une image saisissante. Ce tableau devrait être médité par tous les parents et par tous les enfants. Que signifie en effet porter son père sur les épaules ? Que signifie porter sa culture, son histoire, son terroir, comme un fardeau certes, mais un fardeau qui nous délivre ? Pourquoi Enée n’a-t-il pas laissé Anchise à Troie, que pouvait donc lui apporter ce vieillard, sinon le retarder dans sa fuite, au risque de se faire prendre par les Achéens et d’être tué ? Mais Enée ne peut pas être le fondateur d’un grand empire, l’origine d’une grande histoire, s’il renie son passé, s’il rejette ce qu’il est. Rome a besoin de racines, Rome ne nait pas de rien, et ses racines c’est en terre grecque qu’elles se trouvent. Enée fondateur de Rome, cela fait de Rome l’enfant de la Grèce. Les deux entités ont les mêmes dieux, la même culture, le même esprit. D’ailleurs les Italiens ont été largement baignés de culture grecque, notamment grâce à la colonisation dans le sud de l’Italie et en Sicile, cette région que l’on appelle la Grande Grèce, et où des personnes parlent encore le grec comme langue maternelle.

Enée quitte donc le rivage de Troie avec sa suite. Après une longue navigation il parvient à Carthage, où il débarque pour se reposer. Il est alors accueilli par Didon, reine de Carthage, qui tombe amoureuse du Troyen. Mais celui-ci quitte la ville, sur l’ordre d’Hermès, car il ne peut rester en Afrique. Il doit rejoindre l’Italie pour fonder une ville et ainsi répondre à son destin. Encore une fois il doit sacrifier ses envies et son confort à l’accomplissement de sa mission. Didon est tellement folle de douleur, et tellement en colère contre le prince, qu’elle se suicide. Avant de mourir elle lance de nombreuses imprécations contre Enée et sa descendance, imprécations que Virgile interprète comme étant l’annonce des guerres puniques et des attaques de Rome par Hannibal.

Enée fait ensuite une escale en Sicile, puis il débarque en Italie, avec son fils Ascagne, près de l’actuel site de Rome. C’est là qu’Ascagne fonde la ville d’Albe, ville dont il devient le roi. Or Ascagne est aussi nommé Iule par Virgile, ce qui fait de lui le fondateur de la gens Iulia, famille dont provient Jules César. Or Albe est la ville qui est intégrée à Rome après le combat perdu des Horace et des Curiace. Or Rome a été fondée par Romulus, qui est un descendant d’Enée. En effet, Romulus et Rémus sont les fils de Rhéa Silvia, qui elle-même est rattachée à Enée.

Ascagne a par ailleurs fondé une dynastie. Procas est lui-aussi roi d’Albe la Longue, mais son fils Numitor est dépossédé du trône par Amulius. Pour éviter que les descendants de Numitor ne cherche à reprendre le trône usurpé, Amulius contraint sa fille unique, Rhéa Silva, a devenir vestale, ce qui l’empêche d’avoir des enfants. Toutefois, Rhéa Silva est visité par le dieu Mars, ce qui lui permet d’avoir une progéniture qui peut alors récupérer le trône. L’annexion d’Albe la Longue par Rome n’est donc pas tant une conquête qu’une intégration de deux cités sœurs. Et d’autre part comme les rois d’Albe aussi bien que ceux de Rome, sont des descendants d’Enée, cela permet à la famille de réunir ses branches.

Au-delà de cette histoire mythologique, dont Tite-Live lui-même reconnaît qu’elle n’est certainement pas vraie, il est intéressant de constater les efforts réalisés par les Romains pour se donner une ascendance grecque et se rattacher aux Troyens, même si cela doit passer par des distorsions historiques et des créations inventives de généalogie.