18 Champagne !

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mercredi 20 avril 2011

Chapitre 18 de Parlare di vino.

Il fallut garer la voiture au bas du village, la rue trop étroite et tortueuse ne permettait pas d’y monter. Nous gravîmes d’un pas dévoué la ruelle pentue, laissant les pavés déboités nous tordre les chevilles. C’était l’espoir et la joie qui nous guidait, l’espoir de voir enfin, de toucher de nos mains, cette abbaye magique où le champagne est né. Soudainement, en levant nos têtes, nous aperçûmes, au-dessus des toits, à travers la brume automnale qui recouvrait le pays, une flèche, longue, effilée, posée sur un clocher aux pans arrondis, telle une cloche, sur un toit d’ardoises grises, clocher qui était lui-même posé sur la nef d’une église, dont les murs en calcaire se découvraient au fur et à mesure que nous progression dans la ruelle du village. Les maisons regroupées nous cachaient une partie du site, et ce n’est qu’en arrivant devant que nous pûmes enfin le contempler dans son entier. L’abbaye d’Hautvillers n’a rien de remarquable, son bâtiment et son architecture ne méritent pas vraiment un détour, ce qui attire ici le pèlerin du vin ce sont les deux corps qu’elle renferme, deux corps gisant au creux de son chœur, sous une dalle de marbre noir où sont gravés les noms des chevaliers du vin.

Alors que dans toute la ville les enseignes en fer forgé indiquent au voyageur la teneur de l’établissement, pour orienter l’amoureux des bulles fines vers son doux créateur, aucun panneau n’est disposé. Il faut savoir. Il faut savoir qui est là, il faut savoir ce qui se trouve ici, ce que l’on peut découvrir dans un paisible village de champagne, qui semble bien endormi entre Reims et Épernay.

Je pousse le lourd battant de bronze, la porte de l’église s’ouvre et nous pouvons pénétrer au sein du sarcophage champenois. L’église est vide. On sent que les huguenots et les révolutionnaires sont passés par ici, détruisant toutes les œuvres d’art qu’un peuple de croyants avait patiemment réunies. Il n’y a ici que la blancheur des murs, des murs blancs comme les mains d’une jeune fille, des murs de lait et de craie. La blancheur cotonneuse est rehaussée encore par le soulignement des boiseries vernies qui ornent le bas des murs. Si le bois émettait encore quelques senteurs, son faible fumet fumé exalterait l’âpreté odorante de la craie cisaillée. Hélas, par la forte lumière qui descend des vitraux, ne dansent nulle couleur et nul motif bibliques, les vitraux d’artisans au verre bleu et rouge ont disparu depuis longtemps, remplacé, dans les trous béants des fenêtres spoliées, par des vitres en verre peint sans motif ni relief. Comme tous les pèlerins qui ici-bas s’en viennent, je ne m’exalte point pour un pâle reliquaire que le conservateur a placé dans un coin, et que la poussière grise finit de recouvrir d’un dais du temps qui passe et qui rogne de ses dents carnassières la forte renommée que les hommes se sont faite. Pourtant, dans cette châsse déteinte dort, d’un sommeil de piété et de devoir achevé, les restes de sainte Hélène, la mère de Constantin, celui là qui, d’un bras vigoureux et vengeur, écrasa l’ennemi par le signe de la croix, renversa les idoles et plaça sur le siège de Rome son séant affermi et son autorité. Mais qui se soucie aujourd’hui encore de cette femme romaine et chrétienne qui participa au gouvernement de l’Empire, et qui tint en ses mains la vie et la destinée de millions de sujets ? Les hommes passent et ignorent ce qu’ils côtoient et ce qu’ils croisent, l’éclat peut être le plus vif qui soit durant un bref instant de vie, sitôt tari le souffle de l’âme et fermée la porte du cercueil, toute lumière s’éteint, l’âtre disparaît et la lumière projetée ne demeure que quelques instants, telle une étoile qui diffuse encore son éclat à travers les gaz quand elle a cessé de battre depuis déjà longtemps.

Alors je passe, et nous passons aussi, et nous ignorons, même si nous la voyons, la grande sainte et l’impératrice incontournable, qui dort dans ce dortoir, dans un coin réservé, une partie latérale, un cagibi hélas, d’une église de Champagne.

Car c’est pour lui que nous sommes venus. C’est pour lui que nous avons accompli tant de kilomètres et tant d’heures de voiture, c’est pour ce cher bon moine, à la mine réjouie et à la bure brune. Hic jacet Dom Pérignon, et à côté de lui son disciple, Dom Ruinart. Nous pouvons vous boire dans tous les pays du monde. Il m’est arrivé de tremper mes lèvres dans du dom Pérignon à Tokyo, en haut d’une tour de verre, surplombant la mégapole et ses chaudes lumières. J’ai goûté du Ruinart à Constantinople, en dévissant au loin Sainte-Sophie, et en pensant aux mosaïques superbes que la grande église renferme. À Boston aussi, sur les docks, contemplant l’Atlantique et les courants marins d’une froideur intransigeante, en mangeant du lobster pêché le matin même. Partout où fleurit la civilisation, il est possible à l’homme de goûter le nectar qui porte le nom de ce saint homme. Mais pour le voir, et pour contempler le paysage dans lequel il vécut, alors il faut se déplacer, il faut faire le voyage. L’argent peut nous permettre de boire des cuvées fines, d’acheter des magnums et de verser du vin dans des coupes de cristal, mais pour sentir les émotions de l’herbe champenoise, pour rêver aux plateaux de craie et aux sols de calcaire, pour venir observer le chardonnay murir et le fin pinot noir fermenter dans ses barriques, l’argent ne suffit pas, il faut aussi du cœur. Il faut beaucoup de cœur pour apprécier l’instantanéité des choses passagères, la futilité de quelques bulles de champagne, les fins arômes de brioche et de miel d’acacias se mêlant au soleil couchant. Venir poser ses pieds et sa main sur la stèle tombale de Dom Pérignon et de Dom Ruinart est un privilège que seules de rares personnes peuvent s’offrir, privilège qui vaut toutes les coupes et toutes les bouteilles, privilège réservé à ceux qui connaissaient les lieux et la géographie. Bien boire n’est pas qu’une question de papilles et de nez développé, c’est aussi mettre en branle ses souvenirs, ses connaissances, et sa passion des paysages, bien boire c’est être tout à la fois historien, géographe et voyageur.

L’an de grâce 1668 de Notre Seigneur Jésus Christ, nous avons vu ce jour arriver en notre abbaye un moinillon du nom de Pierre Pérignon, venant de son Auvergne natale. Celui-ci, après son noviciat, a été chargé de s’occuper du cellier de notre abbaye. Nous l’avons choisi lui, car il correspond parfaitement aux recommandations faites par notre saint fondateur, le grand Benoît, quant aux qualités requises pour être cellérier. En son chapitre 31 de sa sainte règle, le moine de Nurcie précise que ce doit être « un frère judicieux, mûr de caractère, sobre dans le boire et le manger, qui n’est ni altier, ni turbulent, un homme incapable de nuire, ni trop lent ni trop prompt à la dépense, mais s’inspirant toujours de la crainte de Dieu, tel, en un mot qu’il puisse tenir lieu de Père pour toute la famille monastique. » Bien qu’il n’ait que vingt-neuf ans, ce frère est effectivement comme un père pour nous, sage dans ses conseils et profond dans sa réflexion. Notre humble monastère n’étant ni grand ni renommée depuis que les pèlerinages à sainte Hélène ont cessé, nous comptons sur lui pour maintenir notre activité.

Année 1671 de l’Incarnation de Notre Seigneur Jésus-Christ.
Notre frère bien aimé, Dom Pérignon, est-il devenu fou ? Celui-ci nous a annoncé, ce matin, après l’office divin, qu’il souhaitait faire creuser une cave dans le sous-sol crayeux de notre abbaye, pour y disposer cinq cents barriques. Se rend-il compte de l’argent nécessaire au creusement d’une telle cave ? Se rend-il compte du travail que cela impose ? Le vin de notre région se vend bien mal sur la place de Paris, cela fait longtemps que les bateaux ne descendent plus la Marne chargée de leurs lourdes barriques. Notre vin est trop pâle, surtout par rapport aux robustes vins vermeils de Beaune qui nous font une forte concurrence. On dit même que l’évêque de Laon a décidé de réduire sa production de vin, alors même que ses vignes sont réputées dans toute l’Europe, et cela depuis le temps de Charlemagne. De même l’évêque de Soissons a cessé de s’enrichir avec son vin vendu aux abbayes du nord et de la région de Liège. Laon et Soissons sont des vignobles bien plus renommés que le nôtre. Si eux déclinent, pourquoi devrions-nous continuer à faire du vin pour la vente ? Il faut se mettre au blé, comme le font sagement les autres abbayes.

Décidément notre cellérier est devenu fou. Voilà qu’il a décidé de ne plus faire de vin vermeil, mais de produire du vin écarlate, un vin d’une blancheur pure. Nous ne pourrons pas concurrencer les vins de Beaune, nous a-t-il dit, il faut faire autre chose, alors faisons un vin bien blanc et vendons-le à la cour. L’autre jour, après les vendanges, nous lui avons apporté plusieurs hottes de belles grappes de raisins mûrs. Il a en gouté quelques une, les yeux fermés, l’âme en silence, croquant ici et là des grains soigneusement choisis. Puis, à notre stupeur, il a indiqué des hottes entières à jeter. « Les raisins ne sont pas bons, je ne veux que les meilleurs ». Nous nous en sommes donc débarrassés. Quant aux autres grappes, au lieu de les presser à pied joint, comme le font d’ordinaire nos novices, nous les avons placées dans un pressoir tout neuf que notre cellérier avisé nous a fait acheter. Ce pressoir nous a coûté bien cher, et désormais il veut que nous en ayons trois. Avec eux nous récoltons plus de jus, sans augmenter les rendements, ce qui nous permet de faire plus de vin, et de bien meilleure qualité. Si cela se fait, notre abbaye sera la plus importante propriétaire de pressoirs de la région.

Notre admirable cellérier a goûté ce matin les jus de nos barriques. Il a indiqué ceux que nous devions conserver encore, pour les faire vieillir, et ceux que nous devions mélanger avec les jus d’autres années. Quelle idée admirable : au lieu de vendre le produit viticole de l’année, nous en conservons une large part dans notre cave, et nous vendons un vin issu d’assemblage de plusieurs millésimes. Ainsi nous atténuons les mauvaises années, et nous magnifions les meilleures. Notre vin se vend bien. Laon et Soissons ne cessent de décliner, mais nous nous vendons notre produit à Paris. Il est si renommé que les amateurs lui ont donné le nom de notre divin cellérier. Ils n’achètent pas du Hautvillers, mais du Dom Pérignon.

L’an de grâce 1701.
Au seuil d’un nouveau siècle, nous pouvons dire que notre abbaye se porte bien, et cela grâce au produit de la vente de notre vin, qui nous rapporte beaucoup d’argent, ce qui nous a permis de refaire l’église de notre abbaye. Sur le marché de Paris, un tonneau de vin de qualité se vend autour de 500 livres, nous, nous le vendons 900 livres. Les méthodes employées par notre vénéré cellérier ont été concluantes, qui aurait pu le croire quand, il y a maintenant trente deux ans de cela, il nous fit faire de gros investissements en nous demandant de creuser une grande cave, puis en nous faisant acheter des pressoirs. Il y a longtemps que l’investissement est rentabilisé, et si notre noble abbaye est désormais connue, ce n’est pas pour ses saintes reliques d’Hélène la grande, mais pour le vin onctueux de nos vignes.

Année 1706 de l’Incarnation de NSJC.
Un ami abbé, qui réside dans un couvent parisien, m’a rapporté qu’il a lu dans un fameux journal, Le journal des savants, qu’un voyageur de commerce de passage au royaume du Siam a bu du vin de Dom Pérignon. Notre vin, celui issu des raisins que j’ai coupé et pressé, notre vin a traversé la mer et a trouvé un gosier raffiné dans ces contrées lointaines qui a souhaité le boire. Ces peuples ne partagent pas encore notre foi que déjà ils partagent notre vin !

Année 1715, la quatorzième de ce siècle.
Moi, Dom Nicolas Ruinart, continuateur de la chronique de l’abbaye d’Hautvillers, je constate de jour en jour la dégradation de l’état de santé de notre admirable cellérier. Celui-ci, devenu aveugle et contraint de rester alité, ne se nourrit que de potages et de produits lactés, comme du reste il l’a fait durant toute sa sainte vie. Mais je suis témoin que lorsque nous lui apportons une grappe de raisin fraîchement coupée, en la goutant de ses lèvres habiles, il est capable de reconnaître la parcelle dont elle est issue, l’orientation solaire et la déclivité du sol. Sans avoir eu besoin de lécher les cailloux de notre belle et admirable Champagne, il sait distinguer la provenance de chacune de nos grappes. Oui, vraiment cela est admirable. J’ai eu la chance d’être choisi par lui, et par Notre Seigneur, pour lui succéder à la tête de notre distingué cellier. Mon révéré Maître m’a appris le secret de nos vins, et l’art subtil de la vinification, afin que nous puissions poursuivre la fabrication de nos crus majestueux. Je rends grâce à Dieu de cette noble activité que je suis amené à pratiquer et je Lui demande la force et la capacité de pouvoir faire aussi bien que mon Maître et améliorer sans cesse la qualité de nos vins.

Jour de deuil dans notre douce abbaye, après soixante-seize années de pèlerinage terrestre, notre regretté cellérier s’en est allé au Ciel. Il s’est éteint doucement et saintement, très intimement uni à la croix de NSJC, et récitant les pieuses prières. Conformément à l’usage nous l’avons enterré au sein même de notre abbatiale, près du chœur et du très doux tabernacle, où une simple plaque de beau marbre rappelle à nos frères passants le nom et les activités de notre frère bien-aimé. Je confesse, en écrivant ces lignes, submergé par la tristesse d’avoir perdu un ami, et rempli de joie de le savoir au Ciel, je confesse que j’aimerai moi aussi être enterré dans ce chœur, tout à côté de mon Maître adulé. Après cette cérémonie belle et émouvante, je puis retourner à nos chères vignes, et m’occuper de notre cave, pour parler du vin et parler du divin.

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