16 Schismes et hérésies du vin

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lundi 18 avril 2011

Chapitre 16 de Parlare di vino.

Mon bon ami, le docteur Karl Wingner, que j’ai connu lors d’un voyage en Allemagne, m’appelle l’autre soir, au débotté, pour m’annoncer son passage sur mes terres. Arrivé de Stuttgart pour un congrès de quatre jours sur l’implantologie dentaire, il avait libéré une soirée pour que nous puissions nous voir. Connaissant son goût de la littérature française j’invitais également un ami professeur de lettres, afin qu’il puisse le divertir en évoquant avec lui Claudel et Paul Morand. Il venait justement de rédiger un article récent sur le parcours de ces deux auteurs, ce qui nous permettrait d’aborder de nouvelles questions.

Suivant de suite l’établissement de la conversation la question qui se pose est de savoir comment orner la table, et quels mets proposer à l’invité. Sachant que les docteurs aiment bien manger, et que les congrès sont toujours des occasions de ripailles et de bombances, je décidais de faire léger. Je sais qu’un de mes amis, propriétaire d’un bouchon, a coutume de répéter « Si c’est léger ce n’est pas bon. Chez nous c’est bon. » Il n’a certes pas tort, mais la graisse n’est pas toujours l’ami du goût, aussi décidais-je ce soir-là de les dissocier et de les faire aller séparément. Ce serait donc un fin saumon, car l’Allemand de la Mittle Europa n’a pas souvent l’occasion d’en déguster. Un saumon appareillé de manière simple, juste avec un peu d’aneth, une louche de crème, quelques grains de poivre rose concassé, et un filet de citron. Le tout cuit au four à feu doux, dans sa papillote d’aluminium, tranquillement, aussi lentement que la course du salmonidé est frénétique. Pour le dessert je suis adepte des fruits : de bonnes et grosses et juteuses poires comices, à point et sur le fil, accompagné d’un morceau de cantal laitier, dans sa croute fleurie des champs d’Auvergne, c’est de quoi simplement animer le banquet.

Et le vin ? Ah ! Le vin ! Hélas le vin, question d’autant plus cruciale que mon docteur est œnologue. Il connaît sur le bout de ses doigts tous les crus, toutes les parcelles, tous les domaines de sa Moselle natale. Le spätlese lui est connu comme une poche de mouchoir, il fréquente l’abbaye de Fulda, et le cloître d’Eberbach est son domaine intime. Non content de savoir tout ce qu’un passionné peut connaître de la Moselle et du Rhin, il ne s’arrête pas à la frontière germanique, mais arpente aussi le versant alsacien de la dépression de la Forêt-Noire. Riquewihr, Eiguisheim, le muscat et le pinot noir, tout le vignoble alsacien fait aussi partie de ses balades traditionnelles. Alors, comme je ne pourrais pas le surprendre, mais à coup sûr le décevoir, je préfère ignorer ses vignobles fantastiques. Mignonne, n’allons pas voir de ce côté de la vigne si les grappes ont éclos, et si la vendange est belle, restons chez soi pour ne point faillir. Alors, que faire ?

J’observe mon saumon, comme il sent l’Atlantique, j’observe mon cantal, il respire le granite. D’un côté c’est la mer et de l’autre, la terre.
Une idée me vient : rester dans le domaine maritime. Mais quel vignoble est marin, la vigne c’est la terre. Un vignoble ? Non, mais un pays, un pays maritime, l’Angleterre, un vin d’Angleterre un Bacchus. Je suis sûr que le docteur Wingner n’a jamais bu de Bacchus. Un vin anglais alors qu’il est en France, n’est-ce pas faire déshonneur au pays qui l’accueille ? Allons ! L’Angleterre, c’est un bout de la France. Quand on a eu la chance d’être colonisé par les Français, quand on a la chance d’avoir une langue qui découle du français, on ne peut pas être complètement étranger à la patrie de Jeanne d’Arc.
Tout ce que l’Angleterre compte de raffiné, de cultivé, de civilisé, c’est à la France qu’elle le doit. Sans la libération de Guillaume le Conquérant, sans les amours d’Henri II Plantagenets, sans la folle passion d’Henri V pour son pays, l’Angleterre serait restée peuplée de Pictes et de Scots ; pas de quoi tremper un cookie dans une tasse de thé en jouant au cricket. Richard Cœur de Lion, roi anglais, a passé sa vie en Terre Sainte et en France –mais pour lui la véritable terre sainte c’est la France- Londres lui étant une ville lointaine et mal connue, quand Bordeaux était la capitale de son royaume. Je ne connais aucun de nos rois qui aient séjourné par plaisir en Angleterre. Jean II y fut prisonnier, Charles X y fut exilé. De cette prison le bon Jean inventa le franc, de cet exil le courageux Charles X vit le paquebot sombrer.

Je m’imagine la joie de Jacques II, chassé de Londres, mais arrivant chez lui, à Saint-Germain-en-Laye, accueilli par son cousin Louis XIV. Comme Jacques II a dû profiter du paysage de coteau et de vignes, de l’air doux et pur de la Seine, de la vue imprenable sur Paris, et au loin, à main droite, de la silhouette détachée de Versailles. Perdre son royaume et venir en France, ce n’est pas une défaite, c’est une bénédiction. Je ne doute pas – et qui peut en douter – que le roi a dû prononcer moult actions de grâce pour remercier Dieu de cette faveur : finir ses jours en France. Fut-il vraiment attristé de voir sa flotte dispersée lors de la bataille de la Hougue ? Cet échec militaire, en lui ôtant le trône anglais, lui offrait un siège en France. Mieux vaut être premier dans son village que deuxième à Rome, mais mieux vaut être un simple harde en France que roi en Angleterre. Le roi a pu passer le reste de ses jours au milieu de ce bain français, un bain qui donne vigueur à l’âme.

Ah l’Angleterre ! Si ni elle, ni les Anglais n’avaient été créés, comme nous nous serions ennuyés, nous autres Français. La vie en ce monde aurait été d’une tristesse horrible, un peu comme jouer au rugby sans ballon. Et puis les Anglais ont bon goût, nous leur devons le Bordeaux, le Porto, le Champagne et tant d’autres vins encore. Peut-on imaginer un monde sans cela ? Peut-on imaginer un monde privé de ces extases ? Alors ce monde serait un enfer.

C’est pourquoi je n’eu aucun scrupule à ouvrir une bouteille de vin anglais pour mon invité. D’autant que le Bacchus est un cépage typiquement anglais, et un des meilleurs qui poussent sur ce sol. Je pris donc soin de choisir un des domaines les plus renommés. À Bordeaux le vin sort des châteaux, en Bourgogne il émane des clos, en Angleterre, dans le Sussex et le Kent, il doit sûrement provenir des cottages. Ce serait tellement anglais que sur l’étiquette figure cette inscription : « mis en bouteille dans notre cottage », avec une gravure représentant l’herbe taillée et une grand-mère pincée buvant son thé dans de la porcelaine de Chine. Avec cela le goût du vin importerait peu, ce serait l’histoire et la culture du pays qui prendraient le dessus. Et puis n’oublions pas que ce sont les Anglais qui ont inventé le restaurant, quand Paris se contentait encore de cafés.

J’ouvris le buffet en laque blanche pour en sortir une nappe damassée et pesante aux motifs d’arabesques et de chinoiseries. Posée sur une table ronde en bois de noyer elle en couvrait les pieds pourtant forts ajourés. Puis, sur cette table, qui devait convenir pour notre conversation aussi bien que nos libations, je plaçais trois assiettes blanches. De chaque côté les couverts en argent, à la française, c’est-à-dire pointes en bas, bien que les miens ne comportent aucunes armoiries. J’accorde toujours une extrême importance à un aspect trop négligé de la table, à savoir les verres. Car autant servir un mauvais dîner que de ne pas bien boire, et le bien boire passe d’abord par la qualité des verres choisis ; j’ai connu trop de vins gâtés par un mauvais verre, incapable d’en faire ressortir les arômes et la complexité. Un verre sans pied pour l’eau, verre de petite taille, et un grand verre pour le vin, afin que les qualités organoleptiques de celui-ci puissent se dévoiler et s’épancher dans le récipient qui l’accueille. Un verre d’une transparence absolue pour que le nectar puisse révéler tous ses aspects et tous ses chatoiements, que la robe danse et se déploie, que la robe s’élève et vacille et s’envole. Le verre est le meilleur compagnon du dîneur, si jamais, par traitrise, le convive venait à être rasoir et pénible il reste possible de converser avec son verre. Dialogue muet et obséquieux, mais qui assure l’éloignement de l’ennui et le sacrilège de dépérir à table.
L’éclairage, voilà qui est important. Point de chandelles, elles font trop mal aux yeux, où du moins ne faut-il pas les poser sur la table, mais à côté. Seulement, ici et là, dans la pièce, quelques lampes d’appoint posées qui sur un meuble, qui sur une armoire, qui permettent de diffuser une lumière tamisée et calme, mettant les dîneurs dans l’ambiance chaude et vaporeuse nécessaire à tout bon repas.

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