Y-a-t-il un déclin français ?

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jeudi 1er novembre 2012

Le 6 mars 2004 était organisé, à l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne, un colloque sur le thème « Y-a-t-il un déclin français ? ». Parmi les intervenants figuraient Jacques Marseille, organisateur du colloque, et Nicolas Baverez. J’ai retrouvé les notes que j’avais prises alors, et que je publie ici. Comme toutes notes, la forme en est lacunaire et parcellaire, mais il me semble que les interventions des deux historiens méritaient d’être publiées.

Contexte  : Ce colloque s’inscrivait dans le cadre d’une controverse suite à la publication du livre de Nicolas Baverez La France qui tombe en novembre 2003. L’auteur défendait la thèse du déclin français, déclin tant économique, diplomatique que politique, avec de nombreux chiffres à l’appui et un style d’écriture précis et radical. Voici la présentation de la quatrième de couverture :

« Un constat clinique du déclin français. Croissance en berne, 10% de chômeurs et autant de travailleurs précaires, le record de la fiscalité et des jours de grève en Europe, des réformes ajournées ou réduites au plus petit dénominateur des prébendes à conserver, une richesse nationale et une audience internationale menacées : la liste pourrait sans peine être allongée du double. Les beaux esprits de la réforme consensuelle diront que le grandes orgues du déclin français jouent un air connu. Sauf que, cette fois, Nicolas Baverez établit le constat clinique d’un déclassement. En historien, il pointe repères, étapes, degrés et causes. En économiste, il démonte les cercles vicieux de l’incapacité française. En essayiste, il croque l’incapacité des uns, la démagogie des autres et l’aveuglement de beaucoup. Aucun pathos dans ce texte écrit au scalpel : les faits, leur emboîtement et les dangers qu’ils représentent pour notre présent et notre avenir. Impossible de le réduire à un réquisitoire ou à un pamphlet : il nous tend le miroir d’un quart de siècle gaspillé. »

Le Premier ministre de l’époque, Jean-Pierre Raffarin, lui répliqua vertement, et Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires Étrangères, soutint que l’on ne pouvait pas réduire la France à des chiffres. Il y avait bien alors une peur du déclin français, et une crainte quant au déclassement du pays, alors même que les événements économiques de 2008 n’avaient pas encore eu lieu.

En février 2005, Jacques Marseille publia alors La guerre des deux France, celle qui avance et celle qui freine, livre dans lequel il soutint l’existence de nouvelles Trente Glorieuses entre 1973 et 2003.

« Les Français sont experts dans la déploration et l’auto-flagellation. Depuis trente ans, ils sont persuadés que leur pays est en berne. C’est pourtant le tableau d’une autre France que brosse ici Jacques Marseille, en s’intéressant aux réalités concrètes et à la longue durée plutôt qu’aux impressions superficielles. Depuis 1973, les Français ont gagné sept ans de vie, leur pouvoir d’achat a doublé et leur fortune triplé. Grâce à une France qui travaille, produit mieux que ses concurrents et vend de plus en plus au monde entier. Comment expliquer le sentiment de malaise qui déprime la société française ? C’est que, en fait, celle-ci est affaiblie par trois freins : un État vorace et imprévoyant, des syndicats spécialistes de la surenchère et un système éducatif aux performances moins que brillantes. Dans un pays qui n’a plus grand-chose à voir avec celui de 1973, ce sont bien deux France qui s’opposent. » (Présentation du livre).

La question du déclin français n’est plus d’actualité aujourd’hui dans les controverses et les polémiques, remplacé par celui de la crise. Ce thème du déclin est très intéressant à étudier, car il remonte à la fin de la Première Guerre mondiale et à la conscience du chaos que fut le conflit.

Je publie ici les notes prises lors du colloque, et je fais quelques brefs commentaires ensuite.

Y a-t-il un déclin français ?
Amphithéâtre Richelieu Sorbonne
06/03/2004
Jacques Marseille, Nicolas Baverez

I/ Nicolas Baverez.

La décadence est une idée morale, elle a quelque chose d’inéluctable.
Le déclin est une idée historique. Il peut être absolu ou relatif (On peut faire moins bien que les autres sans pour autant décliner).

Le capitalisme et la démocratie sont des phénomènes historiques qui muent.

Évolutions de cette décennie :
Transformation du monde : géopolitique du chaos, terrorisme, des États menaçants. Des conflits régionaux à portés universels.
Modifications économiques : arrivée des Chinois et des Indiens.
Europe : population qui vieillit. Concurrence de la Chine et de l’Inde.
Espagne se porte bien, essor économique de ce pays.

France : une croissance moindre depuis trente ans. Un chômage permanent autour de 10%. Recul des exportations. Problèmes structurels mais pas conjoncturels : l’État est bloqué, problème de la décentralisation, absence de coordination, problème des entreprises, beaucoup de faillites, exil des capitaux français, perte des industries, délocalisation, même la recherche est délocalisée.

44% du CAC 40 est aux mains des investisseurs étrangers. Les entreprises françaises se développent à l’étranger.

Problème de l’intelligence : l’argent est dépensé dans le secondaire mais pas dans le supérieur.
2% du PIB dans le recherche en France, Japon 3%, USA 2,8%, Allemagne 1,9%. Mais un système mal organisé : 8,4% des brevets mondiaux en 1985 ; 6,2% en 2004.

Fuite des Français à l’étranger et pas d’immigration de qualité en retour.

Le travail, la productivité, la recherche manque à la France. Il y a un déclin économique et social accéléré, ce qui ouvre des espaces pour les extrémistes.
Une économie déclinante ne peut que freiner la voix que l’on tente d’émettre vers l’étranger. Le déclin se sent aussi sur les affaires du monde.

II/ Jacques Marseille.

Sous les 30 Glorieuses les Français pensaient vivre une période de déclin. (Fourastié) Le déclin plaît aux Français, le progrès est mal vu. La France est un des pays du monde les plus attractifs pour les étrangers. Pourquoi les capitaux étrangers viennent ils autant en France ? Le pays a connu des transformations énormes depuis 20 ans.

1980 : système soviétique qui a réussi : nationalisation, plan. Sous les socialistes, ouverture des marchés, déréglementation, privatisation (à partir de 1983).
Bouleversement des structures économique, mentale, politique.

10 raisons de se réjouir :

1/ Démographie : la mortalité infantile ne cesse de diminuer. On passe de 15,4 pour mille à 4,5 pour mille en 30 ans.
2/ L’espérance de vie s’accroît. Elle tourne autour de 78-80 ans.
3/ Le taux de natalité est le plus fort d’Europe avec l’Irlande.
4/ Productivité : Pour Baverez elle diminue en taux, pour Marseille elle est une des plus élevées au monde : il calcule le PIB marchand.
5/ Mutation des entreprises française : ouverture à la concurrence. Résistance au marché mondial. Les PME françaises sont ultra-performantes.
6/ Les entreprises familiales ont beaucoup d’importance. Perçu comme un handicap dans les années 1970, aujourd’hui c’est vu comme un avantage. C’est leur argent donc ne font pas n’importe quoi avec, évite des coups comme Vivendi.
7/ La part de marché des produits manufacturés n’a pas baissé. La compétitivité à l’exportation est forte.
8/ La France est le deuxième exportateur mondial de service. Compte parmi les grandes gagnantes de la mondialisation.
9/ Le PIB par habitant a augmenté. Entre 1973 et 2004 il gagne 7978 dollars constants. On fait autant que les autres pays, même croissance du niveau de vie.
10/ Diminution des inégalités. La part des revenus des plus riches est la même depuis trente ans. En 1970 15% des ménages sont pauvres, aujourd’hui c’est 7%.

Discussion :

Nicolas Baverez :

Les inégalités diminuent parce que les riches partent. Dans tous les pays d’Europe il n’y a pas de fiscalités sur le patrimoine et des amnisties sur les capitaux expatriés sauf en France. Nous avons des pôles d’excellence mais ils partent en exil.

« Le déclin n’est pas fatal, il est strictement volontaire. » Baverez.
Il y a trois France : une France qui s’est placé en dehors, une qui avance et la France des exclus et des chômeurs.
Les 35 heures sont une euthanasie du travail. L’application des principes de Bourdieu ont vraiment conduit à la reproduction des élites. Mais il n’y a pas de fatalité. On peut reconstruire. Le Royaume-Uni, Les États-Unis sont revenus. Il faut une démarche politique et nationale, les réformes ne viennent de l’extérieur. Il faut réhabiliter le travail et la production, fixer les talents (faire revenir les exilés) et intégrer les jeunes.
En Allemagne il y a eu une dépression morale et mentale des consciences. Schröder remet en cause l’État providence, il prend le risque de l’impopularité. Il ne faut pas être touché par la démagogie.
« Quand on voit l’état où les bonnes têtes ont mis le pays il faudrait peut être essayer les mauvaises. » Mirabeau à Louis XVI.
Le chômage est volontaire mais il y une prise de conscience, le coût du statu quo devient supérieur au risque des changements, l’espoir arrive.

Jacques Marseille :

8 raisons de geindre :

À taux de croissance comparable le chômage est plus fort en France que dans les autres pays. Les gains de productivité sont considérables mais le chômage est là. Pourquoi ? Pourquoi cette préférence pour le chômage ? Il y a trois piteuses : l’État, les syndicats, l’éducation.

1/ Poids des dépenses publiques. En 1975 la dette représente 43% du PIB pour l’ensemble de l’Union Européenne et 44% pour la France. En 2004, c’est 47% pour l’UE et 54% pour la France. Le paiement des intérêts de la dette absorbe totalement les recettes de l’impôt sur le revenu. On a un État obèse.

2/ La masse de travail est partagée par peu de personnes. Donc usure. Depuis les 35h les accidents du travail ont augmenté.

3/ Les entreprises font les emplois. Or, depuis 20 ans la France est le pays qui crée le moins d’entreprises en Europe. Les structures sociales sont hostiles aux entreprises. Ce sont les chômeurs qui en crée et non les diplômés, comme ils ne sont pas forcément les mieux formés ils ne savent pas les gérer et elles ferment.

4/ Le système éducatif est là pour former des fonctionnaires et des militaires, pas des entreprenants. Les programmes scolaires présentent les entreprises comme le mal absolu. La France est le pays qui dépense le plus dans son éducation, pour quels résultats ?

5/ Les dépenses de R&D sont égales aux autres pays. Mais la France dépose moins de brevets. La recherche est fonctionnarisée.

6/ 15% des jeunes de 15 ans n’ont pas les connaissances essentielles à leur sortie du collège. D’où les haines sociales, la désagrégation sociale. L’éducation coûte très chère pour des résultats plus que médiocres alors que de nombreux pays dépensent moins et ont de meilleurs résultats.
7/ Le syndicalisme est favorable au chômage. Les effectifs syndiqués sont très faibles : 9% des salariés. Les syndicats sont très divisés. Le processus de négociation est un handicap majeur, il n’y a pas de négociation.

8/ La France est le pays où le nombre d’heures travaillées est le plus faible du monde. On fait partir les personnes de 55 ans avec des aides massives de l’État.

Quels sont les résultats de la guerre des deux France ? Une France qui choisit l’extrême droite et une qui opte pour l’extrême gauche.
Le pays connaît une immaturité politique. La France a peur de son avenir. Pourquoi cette amertume ? Pourquoi est-on le pays qui consomme le plus d’antidépresseurs ?
Selon Fumarrolli il y a « un rhumatisme social ».La politique est devenue un métier, on n’ose plus dire les choses de peur de ne pas de faire réélire.

Nicolas Baverez  : Quand et comment changer ? A l’occasion des révolutions. Il y a deux modes de changements : le pacifique et le violent. Les réformes de Thatcher se sont faites dans un état de quasi guerre civile. A partir de là il y a deux risques, celui du désengagement des citoyens (exil ou abstention) et celui des passions collectives qui conduit aux extrémismes.

Commentaires :

Le tableau de la France de 2003 n’est guère différent de celui de 2012, même si de nombreuses réformes sont intervenues en huit ans. L’éducation reste le problème majeur de la France, avec la préférence pour le chômage qui détruit la création d’entreprises, et annihile l’esprit d’initiative. La toute puissance et l’omnipotence de l’État sont hélas des permanences.

Nicolas Baverez saluait la performance de l’Espagne en 2003, et il est vrai que ce pays était alors présenté comme un modèle économique. En peu de temps la conjoncture s’est retournée et ce pays connaît désormais la grave crise que l’on sait. De même pour la Chine, présentée comme l’ogre asiatique qui allait dominer le monde. Rien de tel n’est encore venu, et l’économie chinoise connaît aujourd’hui des hoquets inquiétants. Les délocalisations alors très remarquées semblent prendre fin : de nombreuses entreprises rapatrient leurs usines en Europe, pour des raisons variées.

L’expression « Trente Glorieuses » fut créée a posteriori par Jean Fourastié en 1979. Désignant une période de prospérité, de plein emploi et de développement économique, elle ne fut pas du tout perçue comme cela par les Français de l’époque, qui étaient persuadés d’être plus pauvres en 1979 qu’en 1947. Jacques Marseille a parlé de nouvelles trente glorieuses pour la période 1973-2003, ce qui est vrai au regard de l’évolution du PIB national et de la richesse individuelle, mais ce qui est, là-aussi, contesté par les Français eux-mêmes.

Le thème du déclin est omniprésent dans la pensée collective française. C’est une sorte de pathologie spirituelle de la France. Je ne sais pas si les autres pays européens pensent aussi décliner ou si cela est uniquement français. Ce thème du déclin est à lier avec celui de la crise. Est-ce une illusion collective à laquelle croient les Français, ou bien des grands mots employés par les éditorialistes pour faire vendre, et auxquels le pays a fini par se rallier ? Si les difficultés et les failles de la France sont réelles, ses victoires le sont tout autant, et on ne réforme pas un pays en signalant uniquement ce qui ne marche pas.

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