Saint Louis et la justice

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dimanche 25 août 2013

En ce jour de la Saint Louis, voici un article sur les liens entre le roi et la justice. L’article fut rédigé pour le 800e anniversaire de Louis IX, qui aura lieu l’année prochaine.

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La Doctrine sociale de l’Église (DSE) telle que nous la pensons aujourd’hui n’existe pas au temps de Saint Louis. C’est en effet l’encyclique Rerum novarum de Léon XIII, en 1891, qui ouvre le mouvement de réflexion sociale que l’Église porte sur le monde contemporain. Et c’est en 2004 que le conseil pontifical Justice et Paix publie le Compendium de la doctrine sociale, regroupant et synthétisant ainsi la grande pensée de l’Église en matière de réflexion politique. Qu’entend-on par doctrine sociale ? C’est la réflexion de l’Église sur la façon d’agir dans le monde, en tenant compte de la dimension globale de la personne humaine, image de Dieu et appelée à la sainteté par son travail et son agir. La doctrine sociale n’est pas qu’une réflexion économique ou un guide de bons conseils pour lutter contre la pauvreté. C’est une pensée globale afin de conduire l’homme vers Dieu. C’est pourquoi l’évangélisation et la vie de foi (vie de prière et vie sacramentelle) ont la première place dans la DSE. La réflexion économique, l’attention portée à la subsidiarité et à la participation, la défense de la justice dans les rapports entre patrons et salariés sont les conséquences des deux premiers points, et c’est à tort que l’on réduit la DSE à ses implications mondaines, oubliant sa dimension spirituelle et apostolique, qui est première. Ce faisant, si c’est Léon XIII qui, le premier, a formalisé et pensé la DSE, ce n’est pas lui qui l’a créée ; celle-ci existant dans l’Église depuis les temps apostoliques. C’est pourquoi il est possible pour l’historien d’étudier la façon dont Saint Louis a vécu la DSE même si l’appellation en tant que telle est anachronique.

Un homme de foi et d’évangélisation

Saint Louis ne serait pas saint si ce n’avait pas été un homme de foi. Sa piété est marquée par la spiritualité de son temps : messianisme eschatologique, goût prononcé pour les nouveaux ordres religieux, et surtout les franciscains, acte public de foi. On connaît sa vie de prière, sa présence quotidienne à la messe, en un temps où la communion n’était pas aussi fréquente qu’aujourd’hui, sa dévotion pour les reliques. C’est ici que s’inscrit la volonté du roi de ramener en France les reliques de la passion, autrefois en Terre Sainte et récupérée par les Byzantins. Il vient à leur rencontre une fois qu’elles sont arrivées dans le royaume, et il les accompagne jusqu’à son palais, où il fait édifier un écrin de pierre pour les y garder : la Sainte chapelle.

La foi n’est pas quelque chose que l’on vit en privé et que l’on garde pour soi. Toute sa vie Saint-Louis est tenu par une soif apostolique et un désir de conversion qui le porte à propager le Christ là où il est absent. L’acte évangélisateur est une des premières formes de la charité, car si c’est le Christ qui libère et qui sauve les hommes, alors il est normal de vouloir partager cette libération et ce salut. Ici nous devons veiller à éviter tout anachronisme et jugement rétrospectif : les mentalités ont changé en huit siècles et certains actes de Saint Louis peuvent nous sembler incompréhensibles, mais la réciproque est vraie. C’est dans ce souci évangélique qu’il faut situer la croisade, qui n’est pas appelée croisade par les hommes du XIIIe siècle, mais pèlerinage, que ce mouvement se fasse ad extra, vers les Sarrasins, ou ad intra, contre les albigeois et les autres hérétiques de son royaume. En lançant l’expédition contre Tunis, qui lui sera fatale en 1270, Saint Louis caresse le secret espoir de convertir le sultan. Cela demeure son plus grand échec.

Après les aspirations spirituelles de la DSE voyons désormais ses applications pratiques.

Le roi de justice

Tout d’abord la justice, qui est à la charnière des deux volets de la DSE. Le roi de France est un roi de justice. Parmi ses attributs figure la main de justice, main impartiale qui doit rendre le droit. Le roi exerce la justice de l’État, en une époque où plusieurs cours judiciaires peuvent cohabiter : justice royale, seigneuriale, ecclésiale…
Saint Louis y accorde une grande importance. L’image désormais classique du roi sous le chêne de Vincennes rendant la justice à qui le lui demande au milieu de ses pairs est due à Joinville, son célèbre biographe. Quoique rendue mythique par les illustrés des manuels scolaires, le fait n’est pas inventé, et Saint-Louis a voulu à plusieurs reprises se faire justicier dans son royaume.
La justice, c’est aussi la réforme et la modernisation de son royaume. Pour cela Saint-Louis a fait faire des enquêtes qui lui ont permis de mieux le connaître, et donc de le réformer. Il a aussi mené une lutte intense contre la corruption des officiers.

La doctrine économique

La notion même d’économie est bien différente au XIIIe siècle et aujourd’hui. La science économique n’existe pas encore, même si l’on commence à réfléchir au fonctionnement du commerce et au développement de la richesse. D’une manière générale le savoir n’est pas séparé et cloisonné comme il peut l’être aujourd’hui. Les économistes sont tout autant des théologiens et des philosophes. Les sciences dialoguent entre elles et les savants les manient toutes. Cette précision est importante, car elle explique que dans la réflexion générale sur la monnaie ou le commerce entre en compte des considérations morales, théologiques et religieuses qui peuvent nous sembler étrangères au sujet, mais qui en sont au contraire fermement liées. La grande affaire économique du temps de Saint Louis, c’est l’usure. L’usure est interdite et punie d’excommunication. De nombreux conciles l’ont clairement condamnée dans lors canons, notamment Latran III (1179) et Latran IV (1215). Cette condamnation s’appuie sur les Écritures, qui servent de référence y compris pour administrer les matières économiques.
Au sujet de l’usure, il serait un contre sens de la confondre avec le prêt à intérêt. Le prêt à intérêt est autorisé, le Christ lui-même en faisant l’apologie dans la parabole des talents. Les théologiens acceptent de rémunérer le temps où l’argent est prêté et le risque encouru par le prêteur. Encore faut-il que cet intérêt soit juste, c’est-à-dire modéré. C’est là qu’intervient l’usure, qui est un prêt accordé de façon exagérée. Le prêt usuraire est violemment combattu, et les traités moraux dénoncent farouchement la cupidité de ceux qui s’enrichissent sur l’appauvrissement des autres. En combattant lui aussi l’usure, et donc en intervenant dans la vie économique, Saint Louis vise à combattre l’injustice et à rétablir l’ordre dans son royaume ; la notion d’ordre, liée à la société et au cosmos, étant si importante au Moyen Âge.

L’autre registre économique de Saint Louis, c’est la frappe de la monnaie. Il est le premier roi depuis Charlemagne à pouvoir frapper une monnaie d’or, l’écu, preuve de l’enrichissement du royaume et du retour de la circulation monétaire à grande échelle. Cette monnaie royale doit concurrencer les monnaies seigneuriales, plusieurs monnaies circulent en effet dans le royaume et nous sommes loin du monométallisme que nous connaissons aujourd’hui. Toutefois, la monnaie de Saint Louis n’a jamais réussi à s’imposer. La frappe cherche aussi à réguler l’inflation, qui est déjà un problème récurrent, et à assainir les finances. L’ordre du Temple est très présent dans le maniement de l’argent, dans l’attribution des prêts, et dans l’essor des échanges économiques, notamment grâce à l’invention du chèque et du dépôt.

Le roi guérisseur

La charité du roi se vit également dans ses fonctions thaumaturgiques. Comme tous les rois de France Saint Louis peut guérir les écrouelles, ce à quoi il s’adonne le jour du sacre et lors de circonstances particulières. Le roi guérisseur donne aussi de fortes sommes d’argent, tirées de sa cassette personnelle, pour financer des hôpitaux. Parmi eux on connaît le fameux hôpital des Quinze-vingt, fondé en 1260 à Paris, et destiné à recevoir les aveugles. L’hôpital n’a pas tant pour fonction de soigner que d’accueillir des malades et de les héberger. C’est un lieu de vie pour éviter que les aveugles habitent dans la rue, n’ayant pas la possibilité de travailler et donc de se loger. Le nom de l’hôpital vient du nombre 300, que donnent 15 fois 20. Le bâtiment contenait en effet 300 lits à l’époque de Saint Louis.

Le roi de guerre

Roi de justice et roi guérisseur, le roi de France est aussi un roi de guerre. À côté de la main de justice, le souverain tient aussi l’épée. La pensée de la guerre au XIIIe siècle est bien différente de notre XXIe siècle, nos guerres mondiales ayant bouleversé l’appréhension des conflits. La guerre vise à restaurer un ordre brisé, à réparer une injustice, à rétablir la paix. Saint Louis reprend à son compte les efforts de l’Église pour établir la paix en Occident, notamment en évitant les batailles le dimanche, en interdisant les tournois, et en laissant les civils en dehors de la guerre. La guerre menée par le roi doit s’attacher à respecter les éléments de la guerre juste, que le théologien et contemporain de Saint Louis, Thomas d’Aquin, a réaffirmés dans sa Somme théologique. Dans cette optique, la guerre n’est pas vue comme l’absence de paix, mais comme le moyen de rétablir la paix, notamment en rétablissant la justice.

L’État subsidiaire

Parmi les grands principes de la Doctrine sociale de l’Église figure celui de la subsidiarité. Cela consiste à promouvoir la réalité des familles, des groupes humains, des associations et des territoires locaux. La société féodale est une société intrinsèquement subsidiaire, et en cela très éloignée de la société d’État providence que nous connaissons. Saint Louis n’intervient pas dans la gestion des écoles et des universités. La justice n’est pas non plus le monopole du roi, tout comme la monnaie, le traitement social de la pauvreté ou de l’animation de la vie des populations. L’Église, les seigneurs, les monastères, sont autant d’associations qui contribuent fortement à la gestion des populations et à l’animation des territoires. Quand Saint Louis part en croisade, il confie la gouvernance de son royaume à sa mère, qui assure la régence, et à ses conseillers. Il peut s’absenter plusieurs mois, voire plusieurs années, sans que la vie politique du royaume ne soit bouleversée, même si certains contemporains, tel Joinville, s’inquiètent d’une si longue absence et voudrait un roi plus présent. C’est là une bonne démonstration de la capacité d’autogestion des territoires de France, à une époque où le pouvoir n’est pas encore complètement centralisé. Mais cette centralisation, cette tendance à la monarchie absolue, c’est-à-dire déliée de liens terrestres et non soumis à la puissance des seigneurs féodaux, est en marche, et Saint Louis est un des acteurs de cette marche, même si nous sommes encore loin du processus étatique mis en place au XVIIe siècle. Il faut en fait attendre la Révolution française pour accomplir le dessein centralisateur des rois. Comme l’a fait remarquer Alexis de Tocqueville, c’est la république qui termine le processus centralisateur débuté sous la monarchie.

D’autres aspects importants de la Doctrine sociale ne sont pas opérants à l’époque de Saint Louis, que l’on pense à la participation des salariés à la vie de l’entreprise, à la conscience de la nécessité de respecter et de protéger l’environnement, à la mise en place de la démocratie et au respect des consciences. Ces aspects-là sont inconnus, car les hommes de ce temps ont d’autres préoccupations essentielles, qui aujourd’hui n’intéressent pas nos contemporains, comme la coordination du temporel et du cosmos, ou la recherche frénétique du salut de l’âme et de la vie éternelle. Derrière tout aspect invariant de l’histoire, se trouvent toujours des domaines et des concepts qui apparaissent ou qui disparaissent, donnant à chaque époque sa saveur particulière.

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