René Girard : le sacrifice dans l’histoire

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jeudi 19 novembre 2015

René Girard : le sacrifice dans l’histoire

Décédé le 4 novembre dernier, René Girard fut l’un des grands intellectuels de la deuxième moitié du XXe siècle. Né en Avignon en 1923, élève de l’école des Chartes, il partit enseigner à Stanford aux Etats-Unis où il acquit sa renommée internationale au fil d’une œuvre mêlant littérature, histoire, théologie et anthropologie. Bien que traduit dans plus de 25 langues et très célèbre outre Atlantique, il est demeuré en retrait du champ intellectuel français, en dépit de son élection à l’Académie Française en 2005. Sa thèse essentielle consiste à montrer l’importance du sacrifice dans l’histoire. Toutes les sociétés archaïques se fondent sur le sacrifice, que l’on retrouve dans les mythes élaborés par elles. Ainsi d’Agamemnon sacrifiant sa fille Iphigénie avant de s’embarquer pour la guerre de Troie, ou Abraham préparant le bûcher pour son fils Isaac. La marche de l’histoire passe du sacrifice humain au sacrifice animal : selon les versions Agamemnon tue Iphigénie ou la remplace par une biche et, au moment de frapper son fils, le bras d’Abraham est retenu par Dieu, qui le remplace par un bélier empêtré dans un buisson. Pour intéressant qu’ils soient, ces faits resteraient de l’érudition s’ils n’étaient rattachés à l’époque contemporaine.

L’utilité politique du génocide. René Girard montre que le sacrifice se retrouve dans la guerre moderne. C’est le bouc-émissaire qui est sacrifié : il est chargé de tous les maux par la communauté, il est jugé coupable et il est tué. Sa mort soude la communauté et réconcilie les ennemis. Mais le bouc-émissaire est innocent, et son innocence doit être cachée sinon la communauté vole en éclat. Le sacrifice est indispensable pour fonder une société, qui du coup repose sur l’injustice et le mensonge. Ce schéma s’applique parfaitement aux systèmes totalitaires.

Les génocides ne sont pas des accidents de l’histoire, ou des événements provoqués par une mauvaise interprétation de la doctrine : ils sont la conséquence du totalitarisme et ils sont essentiels à ces sociétés pour naître et pour survivre. Il ne peut pas y avoir de conciliation avec l’ennemi, qu’il soit de classe, de race ou d’ethnie. Il doit donc être complètement éliminé, après avoir été jugé complètement coupable. Sauf que l’ennemi en question est innocent. Si cette innocence est dévoilée, la société qui s’est fondée sur le génocide ne peut que s’effondrer. Raison pour laquelle les systèmes totalitaires ont le génocide honteux : ils le cachent et ils l’occultent. Pour maintenir l’utilité du génocide il faut déployer un négationnisme d’Etat. C’est pourquoi les massacres de Katyn ont été occultés par le régime communiste, de même que les camps du goulag. Raison aussi pour laquelle les Alliés ont jugé et fait condamner les responsables nazis du génocide juif : il fallait montrer la vérité du système nazi pour empêcher qu’il ne renaisse.

A l’aune de la démonstration de René Girard, on comprend mieux les réticences de la Turquie à reconnaître la réalité des massacres des Arméniens : ceux-ci fondent la Turquie moderne, et ce serait mettre l’Etat en péril que de les dévoiler. De la même manière que la République a jeté un voile pudique sur les massacres commis pendant la Révolution. On touche alors au délicat problème des rapports entre vérité et oubli, mémoire officielle et mémoire reconstruite. La pensée girardienne donne tout son sens à l’histoire, même si, sur ce sujet, l’historien avance en terrain miné.

Chronique parue dans l’Opinion.

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