Les pierres d’angle de Chantal Delsol

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lundi 3 mars 2014

Comment la vérité garantit la liberté

Dans son dernier ouvrage, Les pierres d’angle, Chantal Delsol évoque les liens entre vérité et liberté. Je propose ici quelques analyses de ce chapitre consacré à ces deux thèmes.

Le développement économique nécessite la rationalité, qui est le propre de l’Occident. La Chine possède la technique, et elle a pu développer des inventions technologiques bien avant l’Europe, mais sa culture n’est pas tournée vers la rationalité, si bien que ces inventions techniques ne lui ont pas assuré le développement qu’elle pouvait escompter. À l’inverse de l’Occident dont la raison est au cœur du processus de civilisation. L’Occident croit que le monde est connaissable, qu’il n’est pas un amas de chaos et qu’il y a un créateur pour le créer et le mettre en mouvement. À partir de cette certitude, qui trouve son origine dans la pensée juive et grecque et s’accomplit dans le christianisme, il est possible de comprendre le monde, de le désenchanter, le démythifier et donc de développer un discours scientifique.

On assiste, à notre époque actuelle, à une nouvelle déification de la nature, avec un retour à l’animisme et au panthéisme des temps pré-chrétiens. En déifiant la nature, on lui retire toute rationalité, ce qui risque de briser l’élan scientifique et donc de briser le développement des populations. Ce développement du logos est surtout manifeste dans l’apparition et l’essor des universités, un mouvement typiquement européen.

Les universités ne sont pas que des lieux de transmission des savoirs, que l’on trouve dans d’autres civilisations, ce sont aussi des lieux de recherche, c’est-à-dire de création des savoirs. Ce sont des lieux où l’on ose discuter et dépasser les connaissances acquises, où l’on est prêt à approfondir et à remettre en cause les connaissances. La recherche universitaire, liée indissolublement à la transmission universitaire, fait des universités des lieux uniques, tout à la fois de passage de la vérité et de découverte de la liberté.

Vérité et création des mythes

« La vérité / réalité a été l’objet, depuis le début de la modernité, d’une sorte de combat meurtrier. L’esprit occidental a estimé qu’il se trouvait écrasé et opprimé par la vérité, ce qui l’a conduit ensuite à s’imposer comme créateur et maître de la vérité. (…) L’idée même de vérité est criminalisée. L’issue naturelle de cette guerre intellectuelle, c’est le retour à la pensée mythique et traditionnelle, présente chez tous les peuples, ignorante de l’idée de vérité dont on se débarrasserait alors proprement. La pensée des mythes présente en outre cet avantage qu’elle permet une sorte d’invention du réel, proche des créateurs de vérité modernes mais sans leur prométhéisme de catastrophe. » (p. 191)

Le mythe invente un réel auquel on finit par croire et qui devient lui-même réalité.

L’invention de l’Histoire

Chantal Delsol a des passages lumineux sur l’invention de l’histoire, et le rôle fondateur de cette science dans la compréhension de la vérité et de la connaissance du monde.

« L’amour pour la vérité n’est pas naturel ni inné. Bien souvent, la réalité déplaît. La pente consiste à faire servir les faits à nos intérêts, voire à nos intérêts moraux, éventuellement à tordre la vérité afin qu’au moins elle ne reste pas inutile.
En même temps que la découverte de la vérité, naît l’amour pour la vérité. Amour désintéressé – la vérité est inutile. Dans quels mobiles mystérieux s’enracine-t-il ? La naissance de l’Histoire représente peut-être le signe le plus marquant de cet élan vers la réalité, élan improductif, superflu, et tellement signifiant pour l’honneur humain.
Contrairement à ce que l’on peut croire, l’Histoire, comme beaucoup d’autres disciplines de la pensée, n’est pas inhérente à la culture. Elle est née. Elle abrite un commencement, et aussi une origine, portant le sens de son commencement. Les humains n’ont pas toujours été capables d’écrire l’histoire – il ne suffit pas de savoir raconter ou écrire, l’Histoire est plus que cela. Elle raconte la naissance de l’amour de la vérité, à propos du passé des sociétés. (…) » (p. 193)

L’apparition de l’histoire est datée, c’est au Ve siècle av. J.-C., avec Hérodote et Thucydide.

« Hérodote, que Cicéron appelait « le père de l’histoire », intitula son livre Historiè, ce qui signifie l’Enquête. En cela, il ouvrait une nouvelle page de l’aventure du logos. (…) Hérodote cherche les preuves. Mais, il est essentiel de le constater, Hérodote sait qu’il s’approche de la vérité sans la saisir : la naissance de l’idée de vérité suscite aussitôt une distance avec l’objet, une non-possession, une modestie – on ne possède que ce que l’on fait soi-même, les sociétés inventaient elles-mêmes leurs mythes et donc les maitrisaient sans distance, mais la réalité se tient en face d’eux et leur échappe.

Hérodote fut un précurseur, mais Thucydide, son contemporain, établit l’Histoire sur les fondements solides où nous la trouvons encore aujourd’hui. Il développe la critique, la déduction, l’analogie, enfin tous les outils de la raison. Luttant contre les opinions qui passent d’une génération à l’autre sans remise en cause, il écrit : « Au lieu de se donner la peine de rechercher la vérité, on préfère généralement adopter les idées toutes faites. » Ou encore : « J’ai procédé chaque fois à des vérifications aussi scrupuleuses que possible. Ce ne fut pas un travail facile, car il se trouvait dans chaque cas que les témoins d’un même événement en donnaient des relations discordantes, variant selon les sympathies qu’ils éprouvaient pour l’un ou l’autre camp ou selon leur mémoire. » (p. 193-194) »

Pourquoi tout ce travail de recherche et de collecte de la vérité ? Pourquoi ce travail aride quand on peut écrire de beaux mythes, comme Homère en son temps ? Thucydide donne lui-même la réponse :

« Plutôt qu’un morceau d’apparat composé pour l’auditoire d’un moment, c’est un capital impérissable qu’on trouvera ici. »

La réponse est là : dans la quête de la vérité, nous perdrons une partie du charme et du romanesque de la vie. Mais nous gagnerons peut-être une forme de maîtrise du temps. Les récits subjectifs des événements passés, faits pour la gloire d’un chef ou pour le plaisir des spectateurs, satisfont le bonheur présent, qu’il tienne de la gloire ou de l’amusement. Mais c’est un déjeuner de soleil. La quête de la vérité, en revanche, austère et sans attrait, parfois si décevante, vise la pérennité : au fond, le récit historique est immortel, en tout cas par rapport au récit mythique écrit pour le contentement du moment. Nous touchons ici, dans cette affirmation de Thucydide sur le « capital impérissable » comparé au « morceau d’apparat », la révolution que traduit l’apparition de la vérité : l’émergence d’un universel. Ici, le père de l’Histoire parle d’un universel dans le temps ; la vérité est aussi universelle dans l’espace. » (p. 194-195)

L’histoire n’est au service d’aucun camp ni d’aucune idéologie, elle est au service de la vérité, avec les difficultés d’approche et d’approfondissement que celle-ci comporte. Les lois mémorielles qui visent à écrire l’histoire et à imposer une histoire officielle font quitter celle-ci de son champ disciplinaire unique pour la transformer en mythe, afin de servir une pensée et un régime.

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