Les papes et l’Orient

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jeudi 15 mai 2014

Si le pape François se rend en Terre-Sainte pour rencontrer le patriarche de Constantinople Bartholomée 1er, c’est pour commémorer la rencontre entre Paul VI et Athénagoras en 1964. La Terre-Sainte est le seul lieu du monde qui fut visité par tous les papes depuis Paul VI. On se souvient de la venue de Jean-Paul II en 2000, lors de l’année jubilaire, et de celle de Benoît XVI en 2009. En élargissant l’horizon géographique, c’est la Méditerranée dans son ensemble qui est placée sous le regard des papes. Cette zone s’inscrit au cœur de la géopolitique de l’Église. C’est ici qu’est née l’Église, à Jérusalem bien sûr, avec la passion du Christ, à Césarée de Philippe, avec la désignation de Pierre par Jésus lui-même comme le pasteur des brebis. Au-delà de ces événements évangéliques, cette zone méditerranéenne est celle qui a fourni au christianisme le plus de saints, de docteurs et de théologiens. Saint Jérôme bien sûr, et sa traduction de la Bible, saint Augustin, du haut de sa chaire d’Hippone, l’école d’Alexandrie, qui a irrigué la spiritualité chrétienne, les nombreux conciles qui se sont tenus à Constantinople et dans sa proche banlieue (Nicée). Les chrétiens d’Orient ne pèsent pas beaucoup d’un point de vue démographique, leur nombre est estimé à 350 000, soit 2% de la population totale de Terre-Sainte. Mais le rapport démographique compte peu ; ce qui importe c’est l’apport historique, théologique et culturel. À ce titre, l’Orient en particulier, et la Méditerranée en générale, est bien le cœur du christianisme.

Vivifier les chrétiens d’Orient

Les papes s’y sont rendus à plusieurs reprises. Jean-Paul II a visité la Turquie dès 1979, puis ce fut Casablanca (1985), Tunis (1996), le Liban (1997), la Terre-Sainte, la Syrie (2001) et Malte à deux reprises (1990 et 2001). Benoît XVI a réalisé des voyages sensiblement similaires : la Turquie en 2006, qui était passée entre temps de l’idéologie kémaliste au gouvernement des islamistes de l’AKP, la Terre-Sainte en 2009, Malte et Chypre en 2010 et le Liban en 2012. Au-delà de la présence physique, la Méditerranée est régulièrement au centre des messages pontificaux. Depuis les affres de la guerre en Irak (2003) c’est pour demander aux chrétiens de rester sur place et de ne pas quitter leur terre. La protection et la défense des chrétiens d’Orient sont désormais un thème récurrent de la diplomatie vaticane, et le drame syrien renforce la nécessité de ces interventions.
Le thème de la paix est bien évidemment régulièrement évoqué, dans cette région de feu qui concentre les douleurs et les crises de l’humanité. Guerre au Liban dans les années 1980, guerres en Irak depuis les affrontements avec l’Iran jusqu’aux interventions américaines, guerres en Palestine, guerres du terrorisme, guerres civiles et instabilité perpétuelle de la zone. La diplomatie du Saint-Siège est tout aussi impuissante que les autres à empêcher la guerre de ravager la région, guerres qui semblent être le lot normal de cette zone depuis l’effondrement de l’Empire ottoman (1919). Si Jean-Paul II n’avait pas réussi à empêcher l’intervention américaine en Irak en 2003, le pape François a largement contribué à éviter les bombardements sur la Syrie à l’automne 2012. Il est vrai qu’il n’a pas agi seul, et que l’Iran aussi bien que la Russie étaient opposés à ces frappes, ce qui fait des arguments de poids.

La Méditerranée au cœur des défis modernes

Cette zone présente d’autres défis, notamment la question écologique et cette fameuse guerre de l’eau dont on attend la venue avec la pétrification d’un oracle grec. Cette réflexion sur la protection des données naturelles revient régulièrement dans les discours des papes, depuis au moins une quinzaine d’années.
Défis aussi du développement économique, pour une zone qui regorge d’atouts et de richesses aussi bien naturelles qu’humaines. La Méditerranée a tout pour être le premier pôle économique mondial : ressources naturelles, positionnement stratégique, zone d’interface, proximité de l’Europe et de l’Asie. C’est oublier que le développement est d’abord une question humaine avant d’être la conjonction de facteurs matériels. La pauvreté, qui régresse, semble malgré tout endémique, l’émigration paraît être la seule voie d’espérance d’une jeunesse sans avenir et sans perspectives.

Ces enjeux humains sont tous justes et pertinents. Mais, comme à chaque fois dans le regard diplomatique de l’Église, c’est sur le promontoire de la spiritualité qu’il faut se placer pour en admirer réellement le paysage.

L’enjeu premier de l’unité

L’enjeu de la question d’Orient, pour le christianisme, est d’abord un enjeu spirituel. Tous les papes l’ont dit, s’ils se rendent en Terre-Sainte c’est pour effectuer un pèlerinage, avant tout, et avant d’aller rencontrer les autorités politiques et religieuses et de parler de la paix en Palestine. Pèlerinage sur les traces du Christ et de la naissance de l’histoire du Salut bien évidemment, comment oublier la visite de Jean-Paul II sur le mont Sinaï en 2000 ; mais pèlerinage surtout sur les chemins de l’unité. Au cénacle, les papes méditent in situ les paroles du Christ Que tous soient un. Or l’Orient, derrière son histoire millénaire et sa beauté intrinsèque, est surtout la terre de la déchirure de la tunique du Christ, de l’émiettement perpétuel de cette tunique. L’Orient est la terre de toutes les hérésies, et les historiens se perdent à en dresser la liste et à en établir les subtilités, monophysites, dualistes, nestoriens, ariens, monothélites, maronites, coptes … la liste des divisions et des schismes est à faire perdre son araméen au plus dévot des oriental. Si l’expression « chrétiens d’Orient » désigne l’ensemble des chrétiens vivant en Orient, ces chrétiens sont loin d’être tous rattachés à l’Église romaine. L’enjeu oriental est donc la restauration de l’unité, et c’est pourquoi la rencontre la plus importante faite à Jérusalem n’est pas celle organisée avec la communauté juive ou la communauté musulmane, mais celle avec le patriarche de Constantinople.

La grande vision de Léon XIII

L’ombre d’un autre pape planera sur le pèlerinage en Terre-Sainte, c’est celle de Léon XIII. Le premier, il a compris que les enjeux du monde moderne ne permettraient plus de perpétuer les luttes séculières et culturelles entre l’Orient et l’Occident, luttes héritées de la division géopolitique de l’Empire romain, de la fracture du monde grec et du monde latin. Léon XIII a été le premier à comprendre que la ligne de faille, en ce XIXe siècle relativiste, ne séparait plus les Grecs des Latins, mais les chrétiens des anticléricaux, et qu’il était donc absolument nécessaire de refaire l’alliance de ce que Jean-Paul II a nommé les deux poumons de l’Église. Léon XIII a été le premier pape à créer une commission permanente chargée de l’unité des chrétiens, par un motu proprio de 1895. Nous sommes aujourd’hui encore dans cette même configuration intellectuelle et spirituelle : l’unité du christianisme est indispensable pour affronter les problèmes engendrés par le relativisme et l’hédonisme contemporain.

L’unité des Grecs et des Latins

En allant vers l’Orient, c’est vers l’orthodoxie que les papes se rendent, avec le secret espoir de se rendre dans la partie la plus orientale de cet Orient complexe, à savoir la Russie, dont les portes ne se sont ouvertes ni pour Jean-Paul II ni même pour Benoît XVI. L’avenir du christianisme est dans cet espace méditerranéen à unifier, pas ailleurs, dans ce croissant fertile en guerres et en défis majeurs en ce début de XXIe siècle.

Le défi est celui démontré par René Grousset, spécialiste des croisades, dans son maître ouvrage Bilan de l’histoire. L’historien expliquait que l’espace méditerranéen, espace uni et homogène, c’était fragmenté et divisé non pas lors de la dissolution de l’Empire romain, mais lors de l’invasion des peuples arabes. Depuis lors, la mare nostrum est un espace de frontières et de murs, réels et de représentations, plus que d’échanges. Ce que le voyage du pape François pose comme défi à Jérusalem, c’est de retrouver cette unité brisée, d’abord avec les orthodoxes. Puis se posera la question de l’intégration des populations musulmanes. Jean-Paul II a lancé quelques pistes sur ce sujet avec son discours à la jeunesse marocaine à Casablanca, Benoît XVI a repris le flambeau en Turquie, ancienne puissance impériale et berceau réussi de l’islamisme de gouvernement. François ne pourra faire l’impasse de cette réflexion, dont un des cœurs vibrants est la petite île de Lampedusa, qu’il a déjà eu l’occasion de visiter.

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