La renaissance du XIIe siècle

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mardi 18 septembre 2012

Je publie ici un texte qui n’est pas de ma plume, mais de celle d’un de mes collègues de travail. Il s’agit d’un article présentant le livre de Jacques Verger, La renaissance du XIIe siècle.

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La Renaissance du XIIème siècle a longtemps été masquée par la Renaissance carolingienne et surtout le Quattrocento italien. Désormais son existence n’est plus remise en cause par les historiens. Elle fut mise en exergue par les travaux du grand médiéviste américain Charles Homer Haskins, qui utilisa l’expression comme titre de son principal ouvrage : The Renaissance of Twelfth Century. Cette période est caractérisée par un élargissement du savoir, l’essor des écoles, une production littéraire qui s’accroit et la naissance de l’art gothique. Il est important de resituer ce phénomène dans un mouvement global de réforme de l’Eglise occidentale et de christianisation en profondeur de la société. Ce mouvement est stimulé par un essor social et politique, démographique et économique, qui affecte l’Europe à partir de cette époque. Une nouvelle génération de lettrés prend le devant de la scène, tels Saint Bernard, Abélard, Pierre Lombard ou Jean de Salisbury. Ils pensent qu’ils sont capables de renouer les fils de la tradition romaine, alors qu’en réalité ils vont créer une nouvelle façon de penser et de concevoir les choses, préalable à l’épanouissement culturel du XIIIème siècle qui s’exprimera dans le cadre des universités. Notre travail se divisera en deux parties ; tout d’abord nous nous attacherons à expliquer l’histoire de ce concept historiographique de Renaissance du XIIème siècle, puis nous verrons le rôle du contexte économique et social et les différents acteurs de la Renaissance, en terminant sur « l’esprit de la Renaissance » du XIIème siècle.

Le livre de Charles Homer Haskins est désormais vieux de presque soixante-dix ans, pourtant une partie de ses conclusions mérite d’être retenue. Dès le départ, les idées avancées dans cet ouvrage furent l’objet de nombreux débats, et il faut attendre les années soixante pour que le concept de Renaissance du XIIème siècle soit définitivement accepté par les médiévistes : à partir de ce moment de nombreuses contributions et travaux sanctionnèrent, en y apportant des nuances, cette idée. Nous pouvons citer le remarquable volume Renaissance and Reneval in the Twelfth Century publié par les presses universitaires de Harvard en 1982.
Les « corrections » apportées à l’ouvrage d’Haskins sont réparties essentiellement en quatre thèmes. Tout d’abord la connaissance que nous avons du XIIème siècle a beaucoup progressé depuis 1927, et cela grâce à la multiplication des monographies régionales et locales qui nous permettent d’appréhender avec détails les différents contextes locaux. Ces travaux ont permis de mettre en lumière les facteurs d’expansion économique : la croissance démographique, les campagnes de défrichement, la mise en culture de nouvelles terres, l’augmentation des récoltes, l’essor des villes, les progrès au niveau des échanges commerciaux et le développement de l’économie monétaire, le tout s’accompagnant d’une expansion territoriale de l’Occident vers les marches slaves du nord-est, et le bassin méditerranéen dans le cadre de la Reconquista et des croisades. D’un autre côté les recherches récentes ont montré que cet essor s’est accompagné de nombreuses tensions entre les différents éléments qui composaient la société (seigneurs et paysans, féodaux et bourgeois, clercs et laïcs, lettrés et illettrés, chrétiens et juifs, jeunes et vieux, etc.) A cela s’ajoute une vision nouvelle du pouvoir politique (transformation qui va bien au-delà du mouvement communal, une notion jadis privilégiée par l’historiographie) qui est le fruit d’une importante mutation, avec la redécouverte du droit romain et la figure du prince qui est replacée au cœur du système politique.

Le deuxième point sur lequel Haskins doit être corrigé est celui du rapport entre la Renaissance et la réforme de l’Eglise. De son temps, la vision historique était sécularisée, ce qui lui faisait dire qu’à quelque époque qu’on se place, la remise à l’honneur des textes antiques ne pouvait pas être mise en œuvre par des membres du clergé et s’inscrire dans le mouvement de réforme de l’Eglise. Les dernières recherches élargissent les cadres chronologiques et les cadres intellectuels de cette réforme de l’Eglise. Désormais, les historiens sont d’accord pour situer ce mouvement sur la plus grande partie des XIème et XIIème siècles. Ce dernier tire ses origines d’« une aspiration profonde du peuple chrétien et visait à promouvoir une christianisation plus complète des mœurs et des mentalités ». En fait le but recherché était de former un clergé plus « pur » pour permettre un retour à une vie vraiment apostolique, vita vere apostolica, proche de celle de l’Eglise primitive. Lorsque l’on regarde les acteurs de cette renovatio culturelle, on se rend compte que ces derniers étaient des hommes d’Eglise, et qu’ils travaillaient activement à la reformatio de l’Eglise et de la société chrétienne ; l’Antiquité recherchée était celle des Pères et de Constantin. C’est donc, pour reprendre les termes de Jacques Verger, « comme un moment de l’histoire de la culture chrétienne du Moyen Age que l’on interprète aujourd’hui la Renaissance du XIIème siècle ».
Le troisième point concerne la chronologie et la géographie de la Renaissance du XIIème siècle. Pour Haskins le renouveau avait deux foyers principaux, l’Italie du Nord et surtout la France septentrionale d’entre la Loire et le Rhin. Désormais la géographie de ce mouvement est élargie à l’espace Plantagenêt qui s’étendait des deux côtés de la Manche, auquel il faut ajouter tout le sud-ouest, le Languedoc et la Provence, en relations étroites avec la Catalogne et l’Italie (ces dernières ont porté un intérêt très vif au droit et à la médecine). L’Italie du sud n’a pas été seulement une zone de contact mais aussi un centre culturel très actif. La Flandre et les pays germaniques occidentaux ont fait aussi partie, dans une certaine mesure, de ce mouvement. Du point de vue chronologique, les perceptions nouvelles font remonter vers l’amont le début de la Renaissance du XIIeme siècle, ce qui amène certains historiens comme Gibson à parler d’une véritable continuité avec la « Renaissance ottonienne » du Xème siècle. Vers l’aval la continuité paraît désormais plus difficile à établir, à cause de plusieurs mutations : tout d’abord l’apparition et la montée de différentes hérésies (valdéisme, catharisme), ce qui entraîne une réaction de l’Eglise, mais aussi les changements de goûts littéraires, l’ascension de l’aristotélisme qui va mettre peu à peu de côté la tradition néo-platonicienne, d’où la décadence de certaines écoles (nous pouvons citer l’école de Chartres, ou Saint Victor à Paris). La fin du XIIème siècle et le début du XIIIème siècle ont tous les éléments pour nous faire dire que désormais, c’est une nouvelle phase de l’histoire culturelle qui se met en place.

Le point suivant de l’ouvrage d’Haskins méritant d’être nuancé est celui de la représentation de la Renaissance du XIIème siècle en tant que mouvement. Les historiens marxistes (ou ceux qui étaient marqués par de telles idées), voyaient dans ce mouvement une émancipation intellectuelle, portée par de nouvelles forces sociales (spécialement la bourgeoisie) qui s’opposaient aux forces « féodales ». Désormais, avec une meilleure connaissance de la société du XIIème siècle, ces idées trop schématiques ont été abandonnées. Ce qui apparait aux yeux du chercheur, c’est la complexité et la diversité du mouvement ; on ne peut pas parler d’affrontement entre le passé et l’avenir mais plutôt d’un mouvement possédant plusieurs facettes : théologie monastique, théologie scolastique,... Le dernier point est celui qui concerne la vision de l’histoire, et à la lecture du célèbre Bernard, l’écolâtre de Chartres : « Nous sommes des nains mais, assis sur des épaules de géants […] », nous voyons qu’il y a l’idée d’un progrès de l’humanité, mais un progrès tempéré et moins sûr que ce que pensait Haskins.

A la suite de Jacques Verger, nous ne présenterons pas un tableau complet de la société occidentale au XIIème siècle ; nous mettrons seulement en lumière quelques points généraux qui ont favorisé l’essor intellectuel. La terre est la principale richesse de l’Occident médiéval ; on observe qu’à partir de la fin du Xème siècle la population augmente, les raisons de cet essor sont difficiles à mettre en lumière. « Est-ce la population qui a commencé à croître la première, créant de nouveaux besoins et une capacité de travail plus importante, ou est-ce la production qui a été stimulée par des facteurs climatiques et techniques ce qui à son tour a provoqué une croissance démographique ? » Une réponse claire au problème est difficile à établir. Par contre, on observe une augmentation des terres cultivées, les clairières augmentent en taille et en nombre, de nombreux villages « neufs » sont fondés, les marais de la plaine du Pô et des Flandres voient leur surface diminuer, les villages se sont agrandis, souvent l’église a été refaite ou embellie, et ce mouvement de conquête va se poursuivre jusqu’au début du XIIIème siècle. En définitive, il y a partout de quoi nourrir mieux une population plus nombreuse. Les famines et les disettes se font plus rares, les excédents peuvent être vendus ce qui provoque une dynamique économique et rattache les villages aux circuits monétaires. « Ce sont les profits de la seigneurie foncière qui ont, sans nul doute, financé les châteaux et les églises, les abbayes et les cloitres, les œuvres d’art des sculpteurs et des orfèvres, le travail des copistes et des enlumineurs et indirectement les salaires de maîtres d’école ». Il est intéressant de noter que les paysans libres ont profité de cet enrichissement et certains d’entre eux ont fait de très belles carrières ecclésiastiques, tel Etienne Langton, fils de paysans libres du Lincolnshire, illustre théologien parisien, puis cardinal et archevêque de Canterbury.
Le rôle des villes dans la Renaissance du XIIème siècle est à souligner, seulement l’essor des villes pose les mêmes problèmes quant à l’origine de ses causes. Il faut croire que la croissance urbaine a généralement été « la fille » de celle des campagnes qui l’entouraient ; c’est des campagnes environnantes que venait l’essentiel des nouveaux habitants. Au début du XIIème siècle les villes restent encore très petites, seules l’Italie du Nord et les Flandres ont à la fin du siècle un réseau urbain où les villes dépassent les vingt ou trente mille habitants. Les autres grandes villes comme Paris, Londres, Cologne, Barcelone, Montpellier, sont isolées au milieu de riches zones rurales.

La mobilité de la société joue un grand rôle dans la Renaissance du XIIème siècle, elle s’exprime de plusieurs façons : tout d’abord il y a possibilité d’une ascension sociale, essentiellement au sein de l’Eglise qui reste la voie royale pour monter dans les couches de la société. Des fils de paysans, de marchands ou des cadets de familles aristocratiques pouvaient très bien réussir, seulement il faut noter qu’avec la réforme de l’institution ecclésiastique, les nouveaux membres se devaient être beaucoup plus attentifs aux mœurs, à la piété et aux compétences intellectuelles. L’Eglise acceptait de moins en moins les ignorants et les indignes. La mobilité géographique est le deuxième élément que nous pouvons citer. A partir du XIIème siècle, les échanges de toute sorte avaient fortement augmenté, avec le développement du commerce et l’élargissement de l’aire géopolitique de l’Occident. Cette expansion des voyages se traduisit aussi dans le monde intellectuel : Abélard partit de sa Bretagne natale pour aller jusqu’à Tours et Paris, et c’est de Saxe que vint le jeune Hugues de Saint-Victor, pour devenir l’un des maîtres les plus prestigieux de l’abbaye parisienne.

Un contexte favorable ne suffit pas pour provoquer un tel mouvement, cela serait céder à un « déterminisme sommaire » pour reprendre les termes de Jacques Verger. La réforme de l’Eglise (qui commence vers le milieu du XIème siècle et trouve son point d’orgue avec le concile de Latran en 1215) joue un rôle déterminant dans la Renaissance du XIIème siècle ; il faut également prendre en compte le rôle des princes et des pouvoirs politiques. La réforme de l’Eglise est un mouvement multiforme, religieux et structurel. L’Eglise n’a cessé d’affirmer son indépendance vis-à-vis des pouvoirs laïques, et surtout son autorité souveraine (plenitudo potestatis) au sein de la chrétienté. Cette réforme s’est appuyée sur les ordres monastiques et sur les échelons locaux : désormais, notamment, les élections épiscopales se tiennent conformément aux règles canoniques, etc. Tout cela est accompagné par un renouvellement du clergé, spécialement le haut clergé (au niveau paroissial les réformes mirent beaucoup plus de temps et de difficultés à s’appliquer). Nous avons vu plus haut que désormais les évêques indignes et ignorants ont de plus en plus de mal à échapper aux sanctions et certains, comme Geoffroy Babion, devenu archevêque de Bordeaux, ont laissé le souvenir de prédicateurs éloquents. Ils veillent souvent à ce qu’une école s’installe et fonctionne auprès de leur cathédrale. Les chanoines suivent l’esprit de la réforme et reviennent à la vie régulière (règle d’Aix : ordus antiquus ; règle de saint Augustin : ordo novus), que les carolingiens avaient jadis imposée dans la plupart des cathédrales de l’Empire. Le mouvement le plus important au sein de l’Eglise fut le renouvellement monastique, animé par un profond désir de renovatio de la vie chrétienne. Ainsi à partir du XIème siècle apparurent de petits groupes d’ermites, dans l’ouest de la France, puis au XIIème siècle, Cîteaux, avec l’ordre cistercien, brilla de tous ses feux. Rapidement il y eut des scriptoria dans les monastères de l’ordre et Cîteaux produisit un certain nombre d’auteurs spirituels ou théologiques de premier ordre, tels Bernard de Clairvaux (1095-1153), Évrard d’Ypres, Hélinand de Froidmont… Le dernier point et le plus novateur concerne le courant canonial qui produisit la création de plusieurs ordres à partir du XIème siècle, les plus importants furent Saint-Victor en 1108, Prémontré en 1122. Il faut noter que souvent les fondateurs de ces ordres étaient d’anciens chanoines séculiers, comme Guillaume de Champeaux à Saint-Victor ou Norbert de Xanten à Prémontré.

Les cadres politiques de la Renaissance du XIIème siècle ne sont pas à sous-estimer. La féodalité avec son organisation de la société est toujours la structure politique immédiate dans la vie de tous les jours. A partir du XIIème, les seigneurs vont commencer à s’intéresser à la culture écrite, tel le père d’Abélard (miles litteratus). L’histoire attire aussi les intérêts de la chevalerie, surtout lorsqu’elle concerne l’histoire des différents lignages ; nous pouvons citer l’exemple des comtes de Guines, modestes vassaux du comte de Flandre qui étaient capables de rédiger l’histoire de leur famille. Les communes (il s’agit ici du mouvement d’émancipation urbaine et des communes rurales), ont joué un rôle important à partir du XIIème siècle ; l’historiographie traditionnelle insistait beaucoup sur ce phénomène, il faut désormais le nuancer, le mouvement communal n’étant pas aussi général et violent que ce que l’on pense (généralement le mouvement communal a suivi la ligne du compromis et non de l’affrontement direct comme en Lombardie où la violence paraît exceptionnelle au vu des autres régions d’Europe). Les rapports avec le monde intellectuel ont été plutôt lents et entachés de méfiance, et il faut attendre la seconde moitié du XIIème siècle pour voir un éloge de la ville chez Jean de Salisbury, Philippe de Harvengt ou Guy de Bazoches.

Le point le plus important est celui de la renaissance de l’Etat. A partir du XIIème siècle celui-ci se réorganise ou se reconstruit, ce qui entraîne des tentatives de rationalisation de l’espace et une politique d’unification. Le mouvement est accompagné d’un recours à une légitimation idéologique où le droit, l’histoire, la théologie sont mêlés. L’exemple que nous retenons est celui du royaume capétien où nous voyons un accord entre Louis VI (1108-1137) et Suger qui représente l’Eglise, le roi de France acquérant un pouvoir supplémentaire à travers la cérémonie du sacre de Reims et ses pouvoirs thaumaturgiques. La Renaissance du XIIème siècle est intéressante parce qu’elle met en cause des hommes et des institutions divers. Jacques Verger en présente trois catégories que nous reprendrons : les traducteurs, les magistri, les curiales. Il faut rappeler que l’enseignement et la base de toute réflexion au Moyen Age étaient fondés sur la tradition, c’est-à-dire sur ce que les « autorités » avaient écrit et légué (par « autorités », nous entendons les auteurs antiques). Au XIIème siècle les lettrés savaient pertinemment que de nombreux ouvrages avaient été perdus et oubliés au cours du temps. Il faut attendre les années 1120 pour que commence un mouvement intense de traduction, qui atteindra son apogée vers 1150-1160. Mais il faut attendre la fin du siècle pour que les traductions deviennent faciles d’accès ; il faut noter que toutes les disciplines ne bénéficient pas de cet apport, telles l’exégèse biblique et la théologie. Les intérêts des traducteurs vont se porter sur la philosophie, les sciences du Quadrivium, la médecine et l’astrologie. Les deux sources de textes sont les civilisations grecque et arabe. Pour cette dernière il faut noter que l’historiographie traditionnelle a tendu à exagérer la part de l’intermédiaire arabe dans la transmission des auteurs antiques. Les derniers travaux montrent que dès le XIIème siècle, de nombreux textes sont traduits à partir du grec. Ces derniers l’ont été en Italie, soit dans les milieux hellénophones de Sicile, soit dans les cités maritimes comme Pise et Venise. En Sicile, les traductions se rattachent à deux noms, Henry Aristippe et l’ « émir » Eugène, qui se firent aider par un certain nombre de traducteurs anonymes ; leurs efforts portèrent essentiellement sur le Ménon et le Phédon de Platon. Sur le continent, il faut rappeler l’œuvre importante de Jacques de Venise qui traduisit la logica nova d’Aristote, ce qui aurait permis de connaitre l’Organon aristotélicien (Boèce avait déjà traduit la logica vetus). Les traducteurs italiens s’intéressèrent aussi aux sciences, tel Burgundio de Pise qui traduisit des traités médicaux de Galien. C’est en Espagne qu’eut lieu le contact le plus fructueux entre les traducteurs occidentaux et la culture arabo-musulmane. Contrairement à ce que dit l’historiographie traditionnelle, Tolède ne fut pas le seul point où les traducteurs œuvrèrent, mais en fait il s’agit de toute l’Espagne chrétienne et d’une partie de la Provence. Le traducteur le plus prolifique fut Gérard de Crémone qui traduisit les Analytiques postérieurs, la Physique d’Aristote, neuf traités médicaux de Galien, et de nombreux ouvrages mathématiques tels les Eléments d’Euclide, etc. Les traducteurs, la plupart du temps, furent des spécialistes qui se contentèrent de traduire les textes et de les diffuser ; ils laissèrent à d’autres le soin de les étudier et d’en tirer parti, et ce fut donc loin de Sicile et d’Espagne que se fit « l’assimilation » de cet immense travail.

La Renaissance du XIIème siècle voit une « véritable révolution scolaire » qui ne passa pas inaperçue aux yeux des contemporains ; ainsi l’abbé Guibert de Nogent pouvait dire : « Jadis, et même encore au temps de ma jeunesse (vers 1065), il y avait si peu de maîtres d’école qu’on n’en trouvait pratiquement pas dans les bourgs et à peine dans les villes ; et quand on en trouvait, leur science était si mince qu’on ne saurait même pas la comparer à celle des petits clercs vagabonds d’aujourd’hui ». L’école durant le haut Moyen Age n’existait presque pas, sauf dans le milieu monastique et au pied de certaines cathédrales. A partir du XIIème siècle la situation change grâce au renouveau de l’épiscopat, à la réforme de l’Eglise, au mouvement canonial, à l’essor urbain, la mobilité des hommes, la renaissance des pouvoirs politiques… C’est le début du triomphe des écoles urbaines qui se multiplient au détriment des écoles monastiques qui retombent dans l’obscurité.

L’enseignement était toujours centré sur le trivium et le quadrivium malgré son caractère de plus en plus obsolète. Dans la perspective chrétienne héritée des Pères, la science sacrée était le seul débouché normal des études préparatoires d’arts libéraux ; au XIIème siècle la science religieuse tournait autour de la sacra pagina (Bible) ; il nous reste de nombreux commentaires de cette époque, les Victorins brillant par leur méthode d’interprétation littérale du sens de l’Ecriture. Il faut retenir que les maîtres du XIIème siècle ont fait d’importants efforts pour fournir de nouveaux instruments de travail exégétique, dont beaucoup restèrent en usage jusqu’à la fin du Moyen-Age : la glose de Pierre Lombard, l’Histoire scolastique de Pierre le Mangeur, etc. A cela il faut rajouter la mise en place de la théologie dogmatique à travers les recueils de sentences tel le célèbre Libri Sententiarum de Pierre le Lombard.

L’essor des écoles du XIIème siècle n’est pas continu et linéaire : nous observons à partir des années 1160-1170 un processus de ralentissement, et beaucoup d’écoles périclitent et disparaissent ; ainsi en France du Nord, Chartres, Laon, Reims s’effacent au profit de Paris. Les explications d’un tel phénomène sont difficiles à mettre en lumière et plusieurs hypothèses ont été avancées, tout d’abord le manque de soutien social et politique, dans d’autres cas le vieillissement doctrinal, l’inaptitude à s’ouvrir aux disciplines nouvelles, en particulier à la dialectique et à la philosophie d’Aristote, le manque de ressources face au nombre croissant d’étudiants. C’est dans ce contexte qu’est née l’université, cette dernière étant « à la fois couronnement et remise en ordre de la croissance scolaire du XIIème siècle ».

La dernière catégorie que nous aborderons est celle des curiales. L’école n’a jamais eu le monopole de la culture au Moyen-Age, même si les XIIIème et XIVème siècles voient la mise sous tutelle de certaines matières telles la théologie et la philosophie. Au XIIème siècle, la faible institutionnalisation de l’école montre de nombreux cas de développement et de travail intellectuel en-dehors de cette dernière. Certains maîtres, après avoir enseigné quelques années, vont se retirer dans un couvent. Ainsi les Cisterciens accueilleront de nombreux maîtres, tel Alain de Lille vers 1200 ; d’autres deviendront chanoines, d’autres enfin rejoindront la cour (curia) d’un prince ou d’un évêque pour y exercer leurs talents. Ceci dans certains cas mettait les cours en concurrence avec les écoles, surtout lorsque les princes commencèrent à s’intéresser à la culture ou à confier l’éducation de leurs enfants aux maîtres, tel Guillaume de Conches qui termina sa vie auprès de Geoffroy Plantagenêt qui en avait fait le précepteur de ses fils. Nous pouvons citer aussi l’exemple de la cour des rois de Sicile, certains évêques espagnols, la curie romaine et la cour impériale de Frédéric Barberousse, où se retrouvaient de nombreux clercs. Pour la France il faut attendre le règne de Philippe Auguste pour voir des magistri dans l’entourage du roi. Il est intéressant de noter que les Plantagenêts firent appel plus tôt que les rois de France aux clercs, la liste des magistri attestés dans l’entourage d’Henri II et d’Aliénor d’Aquitaine, « tous issus des écoles cathédrales du nord de la France, est impressionnante » (Jean de Salisbury, l’un des plus fameux représentants de l’esprit de la Renaissance du XIIème siècle, Arnoul de Lisieux, Giraud de Barri, Pierre de Blois, Gautier Map, Gautier de Chatillon, Nigel Wireker…). Pour terminer notre travail, demandons-nous avec l’auteur s’il y a eu un esprit de la Renaissance du XIIème siècle.

La réponse peut se diviser en trois parties. Tout d’abord les hommes du XIIème siècle ne cherchaient pas à ressusciter « un passé vénérable » mais à le continuer en le rajeunissant, en « le ramenant en sa fraîcheur première (renovare) contre les forces de mort et de destruction déchaînées par l’ignorance et le péché ».

Le deuxième point tourne autour de l’adage socratique « Connais-toi toi-même » ; celui-ci revient au XIIème siècle. M.-D. Chenu a défini le XIIème siècle comme « l’éveil de la conscience dans la civilisation médiévale » ; ceci nous permet de dire que la Renaissance du XIIème siècle mérite d’être qualifiée d’humaniste, en ce qu’« elle rétablit un rapport entre le savoir, l’effort fait pour l’acquérir et la valeur morale de celui qui a fourni cet effort ».

La dernière réponse revient à Alain de Lille : dans son Anticlaudianus, il fait part de son optimisme. Il faut noter que l’optimisme du XIIème siècle n’est pas un optimisme béat, le siècle vers sa fin a vu augmenter le pessimisme cathare et la chute de Jérusalem reprise par les troupes de Saladin. Mais, reprenant les mots de Jacques Verger, nous pouvons dire que les hommes de cette époque « ont fait confiance à l’avenir ». L’art gothique est un bon témoignage de cet enthousiasme.

Stanislas Cieslik, professeur d’histoire.

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