La liturgie du vin

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mardi 4 janvier 2011

La liturgie du vin

Dans l’entretien accordé au journal Sud-Ouest j’ai émis l’idée d’une liturgie du vin. Je souhaite revenir sur ce concept, car il me semble crucial pour comprendre la place que le vin occupe dans la culture française.

« Ce qui se rapporte le plus à l’aspect religieux, c’est la façon dont le vin est bu. De la même façon qu’il y a une liturgie pour la messe, il existe une liturgie pour le vin. On n’imagine pas de le boire seul, sans un certain cérémonial. Il y a un apprentissage, une éducation, des codes. Il est d’ailleurs étonnant de voir les nouveaux pays qui s’ouvrent au vin, comme l’Asie, vouloir s’approprier ce que font les Français, notamment dans les arts de la table. C’est très lié à la tradition religieuse de la France. »

Au Japon, il existe la cérémonie du thé, qui est une cérémonie religieuse. Notre regard laïc et désenchanté ne nous permet plus de comprendre que seule l’Europe s’est séparée du religieux. Partout ailleurs, celui-ci reste très présent, c’est une des normes de vie. Lors d’une visite du musée du Quai Branly —consacré aux instruments des peuples non-européens, et que nous avons décrété œuvre d’art—, le guide s’extasiait sur un magnifique couteau en or et pierreries d’une tribu africaine. Il présentait cela comme un couteau de cuisine, incapable qu’il était de comprendre que cet outil était un couteau sacrificiel, et non d’un usage commun. Le sacré fait peur, et on cherche à le nier même chez les autres peuples.

Toutefois, le religieux se maintient dans la liturgie du vin, et il faut ici employer ce terme au sens propre : de même qu’il y a la liturgie de la messe, il y a une liturgie pour consommer le vin.

Le choix du verre, le respect de la table, de la nappe, la façon de regarder la bouteille, de lire l’étiquette, d’ouvrir le bouchon, tout cela est codifié et participe de la dégustation. Le vin ne se boit pas seul : on ne se sert pas un verre de vin comme on se sert un verre de jus d’orange ou même de bière. Le vin se partage, il se transmet, il est fait pour être bu en commun. Le vin se commente : on en parle, comme Talleyrand du cognac. Le vin ne se boit pas à la bouteille. Pourquoi ? Parce que le vin est un produit sacré. Nous pouvons lire, dans certains articles, chez des vignerons en mal de repère, qu’il faut casser les codes, qu’il est nécessaire de désacraliser le vin. Rien n’est plus faux. Les vignerons qui pratiquent cette politique s’exposent à de lourds dommages. Oui, le vin est codifié, et il est bon qu’il le soit. Oui, le vin a un aspect hermétique, et il faut qu’il le reste. Le vin s’apprend. Savoir boire s’apprend. Il faut cesser de tout livrer à la facilité car le plaisir réel n’existe vraiment que dans ce qui est difficile à conquérir. S’il était simple de gravir le Mont-Blanc, les alpinistes iraient ailleurs. Si le vin devient un produit banal, il sera fondu dans la masse et les amateurs n’en boiront plus. La passion du duc de Nemours pour la princesse de Clèves naît de l’impossibilité qu’il y a à l’assouvir. Si la princesse s’était donné trop facilement, le bel amour serait retombé aussitôt. Cessons de cultiver le culte de la facilité et de la paresse, c’est dans l’effort que se gagne l’estime et le plaisir ; dans l’effort et dans le travail, comme le travail séculaire des vignerons.

Le vin est un produit éminemment culturel, et gorgé d’histoire. Le vin est un produit rituel, et toute attaque au rite est une attaque au vin. Les prêtres qui ont voulu, dans les années 1960-1970, appauvrir la liturgie pour la rendre plus accessible —croyaient-ils— n’ont réussi qu’à vider leurs églises. La musique, la beauté des linges, l’articulation du repas, la richesse du vocabulaire employé, tout cela contribue à grandir le vin et à attirer un public de plus en plus nombreux.

Il existera toujours un vin de soif, un vin populaire, et un vin d’aristocrates, un vin de gastronomes. Mais tuer le côté aristocratique du vin, c’est tuer le vin lui-même. La viticulture française n’a pas besoin de cela. Pour que le vin se vende, il ne faut pas simplifier le produit, il ne faut pas en faire une boisson courante et commune, il faut le grandir, l’enrichir, et éduquer les nouvelles générations pour qu’elles sachent l’apprécier.

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