L’hérésie d’Orléans

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jeudi 2 février 2012

Ce que j’aime dans l’histoire, c’est quelle permet de comprendre le présent. Elle rattache les hommes au long fil des siècles, elle donne du relief et de la valeur aux faits, elle fait bourgeonner l’authenticité. Jacques Marseille nous disais que les historiens ne sont pas des antiquaires. Les antiquaires aiment le passé, pas les historiens. Les historiens sont fondamentalement des hommes du présent. Et pour comprendre le présent, il faut connaître le passé.
Marc Bloch —continuons avec les grands maîtres— rappelait que l’historien était un ogre adorant la chair fraîche, et que cette chair c’était les textes. Il faut aller aux textes, aux sources, les lire et les comprendre, voilà le vrai métier de l’historien.

Je vous propose un grand classique, un texte que tous les étudiants en histoire connaissent, un texte qu’il faut avoir lu, le compte rendu de l’hérésie d’Orléans, en 1022. Il est lumineux pour comprendre notre époque. Cette lumière est si vive que j’en demeure encore impressionné. Je ne ferai pas ici une étude de texte léchée, comme il est demandé aux étudiants, mais un simple commentaire de quelques points qui me paraissent les plus intéressants.

D’abord, lisons-le.

L’hérésie d’Orléans (1022)

« À cette époque, en l’an de l’Incarnation du Seigneur 1022, la trente-cinquième année du Robert et la sixième de son fils Hugues, en l’anniversaire de la Nativité du Seigneur, on entendit parler d’une infâme hérésie, contraire à la Sainte Église catholique. Il y avait en effet dans la cité d’Orléans, des personnes appartenant à l’ordre de la cléricature, élevées depuis l’enfance dans la sainte religion, imprégnées autant de littérature sacrée que de littérature profane.
Les uns étaient prêtres, d’autres diacres, d’autres sous-diacres, cachant sous la peau du mouton l’abominable loup de leur propre perdition. Leur chef était Étienne ainsi que Lisoie, germe du diable et cause de la perdition d’un grand nombre. Mais alors que la vérité dit : « rien n’est voilé qui ne doit être dévoilé et [rien n’est] dissimulé qui ne doit être obtenu », elle révéla aussi les folles aberrations de ces hérésiarques. Voilà en quoi elles consistaient : ils prétendaient qu’ils croyaient à la Trinité dans l’unité divine et que le Fils de Dieu s’était fait chair ; mais c’était mensonge, car ils disaient que les baptisés ne peuvent recevoir le Saint-Esprit dans le baptême et que, après un péché mortel, nul ne peut en aucune façon recevoir le pardon.
Ils ne comptaient pour rien l’imposition des mains. Ils ne croyaient pas à l’existence de l’Église, ni que le contenu puisse se définir par le contenant. Ils disaient que le mariage ne doit se faire avec bénédiction, mais que chacun peut prendre femme comme il l’entend ; que l’évêque n’est rien et qu’il ne peut ordonner un prêtre selon les règles accoutumées, parce qu’il ne possède pas le don du Saint-Esprit. Ils se vantaient d’avoir une mère en tous points semblable à celle du Fils de Dieu, alors que celle-ci ne peut être tenue pour semblable à aucune autre femme et qu’elle ne peut avoir d’émule.
Le vénérable prélat, prenant conscience de cette affaire, vint à Orléans avec les plus sages de l’Église de Fleury. Et, les ennemis de la foi ayant été confondus par les témoignages des livres sacrés, ledit roi ordonna de les livrer au feu pour en donner possession aux feux de l’éternité. »
André de Fleury, Vita Glauzlini abbatis Floriacensis monasterri, trad. R. H. Gautier ; G. Labori, Paris, 1969, p. 97-99.

Qui sont les hérétiques ? Les lettrés. Des prêtres et des diacres, des hommes qui savent lire, qui connaissent la science. L’hérésie, c’est-à-dire l’erreur dogmatique, la distorsion de la vérité, naît toujours dans les sphères intellectuelles. Les hommes simples sont protégés par leur bon sens, ils ne se font pas de nœud au cerveau. Ce sont les lettrés qui, aveuglés par leur science et leur savoir, parfois immenses, développent des théories fumeuses et dangereuses. L’hérésie émane d’abord d’un péché d’orgueil. Il faut être philosophe pour inventer l’idéologie du genre, aucun sportif —homme simple— ne pourra nier qu’il existe une différence entre l’homme et la femme. Mais d’un esprit capable de toutes les spéculations, de tous les détours tortueux, peut émaner n’importe quelle idée farfelue.

Ces hérétiques rejettent trois choses : la confession, l’Église, le mariage. On ne se rend probablement pas compte, de nos jours, de la gravité de ces propos. Ce ne sont pas de simples options personnelles, mais cela induit des changements anthropologiques majeurs. Derrière le combat contre l’hérésie il y a certes des intérêts politiques, mais il y a aussi des questions de choix humains de grande importance.

L’hérésie est une distorsion anthropologique

Rejeter le pardon des péchés, c’est croire que l’homme ne peut pas être sauvé. Que celui-ci, enfermé dans ses fautes -et tout le monde en commet- ne peut accéder ni au pardon, ni à la rémission. C’est une vision éminemment négative de l’homme. C’est penser un monde où l’espérance n’existe pas. S’il n’y a pas de pardon, alors il n’y a que deux solutions possibles : ou bien bâtir une société rigoriste et puritaine —pour empêcher tout péché— ou bien bâtir une société permissive, ou tout est permis, pour éviter de se poser des questions de morale et de se frotter à la vacuité de la vie. Dans les deux cas, c’est bâtir une société sans liberté, car dans les deux cas l’homme est prisonnier de ses fautes. Dictature de la morale humaine, ou dictature de l’amoralité humaine, ce sont deux types de sociétés qui peuvent paraître opposées, alors qu’elles ont les mêmes racines. Rien n’est plus similaire que ce qui est opposé.

Rejeter l’Église, c’est rejeter l’autorité. Suit ensuite le rejet de l’État, des institutions, des corps constitués. Aucune société ne peut être pérenne s’il y a un rejet systématique et constant de l’autorité. L’anarchie —l’histoire le démontre— aboutit elle aussi à une dictature, plus terrible encore que peut l’être la force de l’État. C’est le règne du plus fort, la victoire du mensonge, et l’hégémonie de la structure sur les hommes. Bien sûr, on peut dénoncer les imperfections et les travers des hommes d’Église, mais cela ne doit pas aboutir à un rejet total de l’autorité légitime.

Rejet du mariage enfin. C’est peut être un des points les plus actuels. Nous avons du mal à nous rendre compte, aujourd’hui, à quel point le christianisme a libéré la femme. Considérée comme un objet juridique chez les Grecs et les Romains, la femme ne devient sujet qu’avec l’essor du christianisme. Le mariage est une protection. Il empêche les unions forcées ou contraintes, ce qui n’empêche pas qu’il y en ait encore qui subsiste. L’absence de liberté dans le mariage est un cas de nullité. De même, les mariages entre frères et sœurs, ou entre cousins proches, sont interdits. On sait aussi que c’est parce que le pape a refusé qu’Henri VIII se sépare de sa femme, que le schisme anglican a eu lieu. Le mariage empêche la répudiation.
Or, en détruisant le mariage, on détruit la famille. On atomise les personnes et la société, on s’attaque à l’organisation même des individus. C’est une attaque apparemment anodine, qui peut être faite sous le masque de la liberté (chacun vit avec qui il veut), alors que c’est le processus d’une longue aliénation. Toucher au mariage, c’est toucher à la famille, cellule de base de la société. C’est donc renverser l’ordre des choses. C’est aussi toucher à la morale sexuelle, en allant, là aussi, soit vers un grand rigorisme soit vers une grande permissivité, et dans les deux cas, comme ailleurs, vers une dictature de l’instant et du plaisir. Une fois que la répudiation est légalisée, il est alors possible de proposer d’autre type d’union entre les personnes, mais aussi de demander le droit à l’avortement ou à l’euthanasie, c’est-à-dire le droit de tuer des enfants ou des vieux. C’est l’attaque la plus subtile et celle qui modifie le plus l’homme.

Pour compléter la réflexion sur la famille je cite ici un extrait d’un article d’Henri Hude, à propos de mai 68 :

« Aussi longtemps que ce qu’on appelle encore la gauche ne revisitera pas la révolution sexuelle, ne redécouvrira pas dans le soutien à la famille le potentiel permettant de recréer la solidarité sociale, elle sera la mouche du coche de l’oligarchie capitaliste mondialisée. Elle se donnera bonne conscience en multipliant des petites libertés transgressives, dont le seul effet réel sera de démolir un peu plus les fondements culturels conservateurs de la démocratie, et sans doute aussi d’accroître le malaise de la culpabilité dans la civilisation. »

Ces hérétiques d’Orléans, qui rejettent l’espérance, l’autorité et la famille, sont des hérétiques de toujours. On les retrouve chez Luther et Calvin —dans leur version rigoriste— et dans la dictature permissive libertaire actuelle. A chaque fois, ce sont deux idéologies qui semblent apparemment tout à fait opposée, alors qu’elles sont liées et qu’elles ont les mêmes racines. Ce qui change par rapport à aujourd’hui c’est l’attitude du pouvoir politique.

Une hérésie réprimée par le roi

Si cette hérésie inquiète l’Église, c’est le roi qui se charge de la réprimer. Il y a un grand enjeu politique derrière cette intervention. Le roi de France, Robert le Pieux manque encore d’indépendance face aux grands seigneurs, notamment face au comte de Blois. Les féodaux ne veulent voir dans le roi que le premier chevalier parmi ses frères, le primum inter pares. Le roi, quant à lui, espère bien être le maître dans son royaume. Orléans est une ville royale, mais à la frontière des terres du comte de Blois. Il n’est pas impossible que ce dernier ait d’ailleurs manipulé l’hérésie afin d’en faire un instrument contre la puissance royale, notamment grâce à son caractère anti ecclésial. Luther n’a pas fait autrement. Il fut le jouet politique des princes allemands, qui se sont servis de ses idées pour s’émanciper de l’empereur et du pape. Les hérétiques d’aujourd’hui font de même : ils développent les thèses vues ci-dessus pour accroître leur pouvoir politique. Si les hérésies naissent dans la tête des lettrés, elles se diffusent pour l’intérêt des politiques. Le roi, lui, à tout intérêt au contraire à ce que l’hérésie s’arrête rapidement car elle menace son pouvoir.

Il est possible que ce soit lui qui est demandé l’intervention de l’Église. Il ne peut pas prononcer de jugement pour un fait touchant au domaine canonique : c’est du ressort de l’Église, ce qui montre que le roi n’est pas tout puissant, des contre pouvoirs efficaces existent pour limiter ses prérogatives. Toutefois, c’est le roi seul qui peut condamner à mort, ce qui est dit explicitement dans le texte : « ledit roi ordonna de les livrer au feu ». La condamnation à mort n’est pas du ressort de l’Église, il n’est pas en son pouvoir de prononcer de telle sentence. C’est pourquoi il n’est pas exact de dire que l’Église a brûlé telle ou telle personne. L’Église, à travers les juges, peut reconnaître une faute, mais seul le roi peut condamner à la peine capitale. C’est le pouvoir civil qui allume le bûcher, et non pas le pouvoir religieux.

La condamnation au feu est faite dans un esprit de pénitence et de purification. Dans la conception atomiste du monde, héritée de Démocrite, il y a quatre éléments : l’eau, l’air, le feu et la terre. Le feu du bûcher réduit en cendre, c’est-à-dire en terre, le corps de la personne. Le feu est le mode de sentence pour les hérétiques. Pour les condamnations de droit commun on condamne soit à l’écartèlement soit à la décapitation, qui est beaucoup plus douloureuses que le bûcher. La personne ne meurt d’ailleurs pas brûlée mais asphyxiée. C’est une fois morte que le feu atteint son corps.

Ce n’est pas l’inquisition qui a prononcé cette sentence, puisque cette institution fut créée en 1231, et que nous sommes en 1022. L’inquisition fut donc créée plus de deux siècles après les événements d’Orléans. C’est pourtant un anachronisme régulièrement fait.

On a du mal aujourd’hui à comprendre le sens de la peine capitale. Elle est pourtant nécessaire quand il s’agit de sauver l’État et de protéger les populations. Il faut un certain courage pour la prononcer, mais il est du devoir du roi, en tant que père de son peuple, de le protéger des idées dangereuses pour son âme. Voici ce qu’écrit Richelieu dans son Testament politique au sujet de la peine de mort :

« En matière de crime d’État, il faut fermer la porte à la pitié, mépriser les plaintes des personnes intéressées et les discours d’une populace ignorante qui blâme quelquefois ce qui lui est le plus utile et souvent tout à fait nécessaire. Les chrétiens doivent perdre la mémoire des offenses qu’ils reçoivent en leur particulier, mais les magistrats sont obligés de n’oublier pas celles qui intéressent le public. Et, en effet, les laisser impunies c’est bien plutôt les commettre de nouveau que les pardonner et les remettre. »

L’homme politique est souvent seul face aux décisions importantes à prendre, et il n’est pas rare que le peuple soit opposé à certaines mesures, alors même que ces mesures lui sont absolument nécessaires. C’est là que s’exprime la vertu de force du roi, qui doit sortir de son confort, protéger et punir, et non pas demeurer mou et séduire.

Comprendre l’hérésie

À notre époque individualiste et égoïste, l’hérésie a quelque chose d’incompréhensible. On ne comprend plus le danger et le scandale que fait peser une pensée différente, on ne comprend plus que le pouvoir civil et religieux interviennent pour arrêter une pensée dangereuse. Le relativisme ambiant et la permissivité actuelle rendent aveugle sur les réactions et les attitudes des gens de ces temps. Ce que nous qualifions nous de barbare, était alors tout à fait normal. C’est notre refus des normes et de la morale, notre croyance mystique en l’absence de valeur, qui apparaîtrait barbare aux yeux des hommes du XIe siècle. La rupture intellectuelle entre eux et nous n’est pas tant dans les différences de mode de vie que dans les différences de croyance et de vision du monde. Notre forma mentis a changé, elle est bien différente de la leur, et c’est pourquoi nous pouvons être effrayé en apprenant que des hommes furent brûlés pour avoir pensé différemment. Mais ce qui est sanctionné ici ce n’est pas tant un délit d’opinion qu’une attaque frontale contre l’homme et contre la société.

L’hérésie est foncièrement réactionnaire. Elle n’a rien d’innovante. Elle peut critiquer des erreurs et des déviances de l’Église, ce que l’Église a ensuite souvent su réparer, mais dans son mode de pensée et dans sa vision du monde, l’hérésie est un refus du présent, une destruction de l’avenir et un retour vers le passé. « Les hérétiques semblent arrimés au passé, au christianisme des premiers siècles et déroutés par les innovations du culte. » nous dit Sylvain Gougheiheim dans son livre Regards sur le Moyen Age. Et plus loin il ajoute : « Le rejet des innovations, la volonté de s’en tenir à une lecture littérale des Écritures, le refus du mariage font des hérésies un processus de type fondamentaliste. Leur échec vient autant de la répression qui les frappe que de leur démarche anachronique. »

Notre sympathie actuelle pour les hérétiques, que nous voyons comme de gentils contestataires de l’ordre établi, nous occulte le fait que ce sont de dangereux puritains, des intolérants notoires, aux idées néfastes. Le catharisme a été vaincu non pas tant par l’inquisition et par la croisade, que par le refus final des populations locales d’adhérer à des idées qui ne leur convenaient pas et qui produisaient une régression dans l’ordre intellectuel et moral. En matière d’idée, nous voyons aussi que les courants de pensée que nous connaissons maintenant ne sont en rien différents de ceux des siècles passés. Il n’y a pas d’innovation intellectuelle, il n’y a que des reprises de vieux tubes légèrement remasterisés. C’est pourquoi il est si important de connaître les premiers siècles du christianisme, si nous voulons espérer pouvoir comprendre notre époque actuelle.

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