L’agriculture est-elle utile ?

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mercredi 22 septembre 2010

Article paru dans la revue Liberté Politique de septembre 2010

L‘AGRICULTURE EST-ELLE UTILE ? Cette question peut sembler bien provocante, surtout aux lecteurs qui sont en contact régulier avec le monde agricole. Pourtant, aux regards des chiffres nationaux, elle mérite d’être posée. Comme nous le rappelle l’Insee, l’agriculture représente 4% des actifs et 2,2% du PIB français. Autant dire des chiffres dérisoires, surtout quand on se souvient de ce qu’elle pesait en 1955 : 27% de la population active et 13,7% du PIB. Supprimer l’agriculture française ne porterait donc pas un coup très rude à notre économie, d’autant que la Politique agricole commune coûte, chaque année, 55 milliards d’euros à l’Union européenne . Ce serait autant d’argent économisé qui pourrait être investi dans des secteurs utile, comme l’industrie ou les services.
Alors que vont bientôt s’ouvrir de nouvelles négociations pour la PAC, posons-nous la question : l’agriculture est-elle utile ? La production de l’alimentation doit-elle coûter autant d’argent à un État et ne rien lui rapporter ? C’est un raisonnement qui est soutenu par certains ; un raisonnement qui s’appuie sur une méconnaissance de la réalité.

Des chiffres tronqués

Oui l’agriculture représente 4% des actifs, mais ce chiffre ne s’obtient qu’en réduisant le champ agricole. L’Insee divise la population active — qui s’élève à 26,23 millions de personnes en 2008 — en 38 catégories. L’agriculture est l’une d’elle, et avec ses 227 000 emplois salariés elle se positionne au 23e rang, ce qui est tout de même honorable. Mais l’honnêteté nous oblige à y adjoindre les secteurs d’activité qui dépendent directement de l’agriculture, comme la fabrication des denrées alimentaires, le travail du bois ou la restauration, des activités que l’on classe soit dans le secteur secondaire, soit dans le secteur tertiaire, alors qu’ils dépendent pourtant directement du secteur agricole. Au total ces secteurs, plus les emplois agricoles non salariés, représentent 2,4 millions d’actifs, soit 9,1% de la population active de la France. N’est-ce pas là une position qui mérite davantage de considération ?
Intéressons-nous maintenant à la part de l’agriculture dans le PIB. L’agriculture ce n’est pas que produire du lait ou des quintaux de viande, c’est aussi alimenter la chaîne de l’industrie agroalimentaire, c’est s’intégrer dans une proportion non négligeable dans le secteur de la chimie, ne serait-ce que pour les engrais, c’est aussi intervenir dans la production mécanique française, grâce à la construction, entre autre, des tracteurs . Le monde agricole est donc bien plus multiple qu’il n’y paraît. Les dix premières entreprises françaises sont Danone, Carrefour, L’Oréal, LVMH, Renault, Sanofi Aventis, Total, Axa, BNP Paribas et la Société Générale. Sur ces dix entreprises trois dépendent directement de l’agriculture : Danone, Carrefour et LVMH (Louis Vuitton pour les cuirs des sacs, Moët pour le champagne et Hennessy pour le cognac) ; c’est plus que l’industrie (Renault et Total).
L’agriculture est aussi au fondement de notre secteur touristique. Certes, les étrangers peuvent venir en France pour visiter les châteaux de la Loire, Versailles ou le Mont-Saint-Michel, mais ils viennent aussi pour la gastronomie de la France, c’est même une de leur première motivation. Et la gastronomie n’est-elle pas directement issue du monde agricole ? De même, que serait la France sans ses paysages : la Provence, les côtes bretonnes ou languedociennes, les montagnes… des paysages qui sont le fruit du travail des paysans. Imagine-t-on que des touristes viendraient sur les plages de Saint-Tropez s’ils ne pouvaient trouver dans cette cité varoise des marchés vendant du miel, de la lavande, du vin local et d’autres gourmandises ? Là aussi, bien qu’invisible, le monde agricole est omniprésent.
Dans notre performance économique, les exportations du secteur agricole remportent de très belles victoires. L’agriculture et le secteur agroalimentaire totalisent 51 milliards d’euros d’exportation en 2008, soit 10,6% de la valeur des exportations françaises. Ces chiffres sont-ils négligeables ? Sur les treize secteurs d’exportation de l’Insee, l’agriculture arrive en 4e position, devant l’industrie automobile (46,1 milliards) et loin devant l’énergie (25,9 milliards) et les activités financières (8,5 milliards). Rappelons qu’en 2007 les exportations de bordeaux, bourgognes et champagnes ont rapporté 6,72 milliards d’euros à la France, soit l’équivalent de 129 Airbus, de 288 TGV ou de 92 satellites. Au total, le solde excédentaire des exportations de vins et spiritueux s’élève à 9,34 milliards d’euros ; c’est le deuxième poste excédentaire français pour les exportations.
Belle victoire du monde rural sur la finance ; le blé et la vigne rapportent plus d’argent à la France que la bourse et la corbeille. Mais comme le faisait remarquer le maréchal de Lattre au sujet de l’Indochine, à quoi sert une victoire si on ne la connaît pas ?

Un monde méconnu

C’est là tout le drame du monde agricole : aux jeux olympiques de l’économie il remporte de très belles médailles d’or, mais ces médailles sont gagnées dans l’indifférence générale. La ruralité et la paysannerie souffrent d’un problème de regard, ce qui fait considérer les physiocrates du XVIIIe siècle comme des arriérés parce qu’ils vantaient encore le monde agricole au moment où débutait la Révolution industrielle, et parce que le maréchal Pétain a eu le malheur de dire que la terre ne ment pas, et que tout ce qui vient de Vichy doit être honni et combattu.
Un exemple démontre aisément le mauvais regard porté sur le monde agricole. Dans les manuels de géographie et d’économie il est souvent expliqué que l’agriculture de montagne survit grâce aux sports d’hiver. C’est en effet parce que les paysans peuvent, l’hiver, donner des cours de ski ou tenir des remontés mécaniques, qu’ils peuvent ensuite, le reste de l’année, s’occuper de leurs vaches. On pourrait aussi changer de paradigme et dire exactement l’inverse : c’est parce qu’il y a l’agriculture que les sports d’hiver survivent : que feraient nos moniteurs de ski s’ils n’avaient un second emploi en dehors de la saison ? Et que feraient nos skieurs s’ils n’y avaient des éleveurs pour entretenir la montagne, et notamment les prairies qui servent, sous le manteau neigeux, de calme reposoir pour les pistes de ski ?
L’agriculture ne se contente pas d’alimenter l’économie, elle permet aussi d’éviter de nombreuses dépenses aux collectivités territoriales : quand les paysans se retirent c’est aux communes de prendre à leur charge l’entretien des friches, des digues ou des haies, un entretien qui, en raison du coût, est en dehors de leurs possibilités financières, d’où des drames naturels qui surgissent lors des fortes précipitations ou des intempéries violentes. Le monde agricole souffre de préconçus intellectuels. Dans le système de pensée des économistes influents et de certains politiques la puissance agraire était bonne pour le Moyen Âge. Au XIXe siècle, la puissance d’un pays se mesurait à son industrie, aujourd’hui ce sont les services qui font la différence. C’est ainsi que le ministre du Commerce extérieur français de 2005 a pu dire, lors d’un entretien au Miami Herald : « Je préférerais que vos lecteurs n’associent pas seulement la France au vin. Je préférerais qu’ils l’associent à Airbus. Nous avons de nombreuses entreprises technologiques, pharmaceutiques. Nous devons donner une image moderne . » Le vin et le monde agricole ne sont pas modernes. Airbus et l’informatique, si. Tout est dit. Mais la modernité c’est aussi se tenir informé de la réalité de son pays.

L’agriculture sert d’abord à se nourrir

L’agriculture sert d’abord à se nourrir, et cela n’est pas une lapalissade. Dans les pays d’abondance, là où les disettes et les famines sont chassées, on oublie trop que se nourrir est le premier besoin de l’homme. Nous mangeons trois fois par jour, et la nourriture que nous absorbons est essentielle pour notre vie et pour notre santé. Le professeur David Khayat rappelle ainsi qu’« une bonne partie de nos cancers est liée à la façon dont nous nous alimentons » :

Certaines études dont on parle beaucoup en France et qui pointent le lien entre consommation de viande, charcuterie et cancer, sont américaines et ne sont pas transférables de la même façon dans notre pays. Pour une raison simple : l’alimentation n’est pas la même dans nos deux pays. Les études d’outre-Atlantique avancent qu’aux États-Unis, le risque de cancer colorectal est augmenté de 29% par la consommation de 100 grammes de viande par semaine et de 21% par la consommation hebdomadaire de 50 grammes de charcuterie. [Or on ne constate pas de tels taux en France.] Pourquoi ? Ces différences s’expliquent par le terroir et les modes de production. Lorsque nous faisons analyser le gras d’une viande américaine, 100 grammes de filet de bœuf contiennent 280 calories, contre 150 en France .

Il est impossible de se passer de nourriture, et pour notre santé physique il paraît assez discutable de défendre l’idée que l’on puisse faire produire ailleurs les aliments dont nous avons besoin, au risque d’importer une alimentation non saine, voire dangereuse. La différence de calories entre le gras de bœuf américain et le gras de bœuf français conduit à considérer les difficultés posées par nos outils de mesure.

Des problèmes de mesure

On ne peut laisser mourir un pan entier de l’économie française. Et le verbe mourir n’est pas employé de manière métaphorique. En 2009, ce sont plus de 800 agriculteurs français qui se sont suicidés, c’est bien plus que chez France Télécom. Des suicides qui restent pourtant silencieux.
Pour sortir de cette impasse, il est peut être nécessaire de revoir les outils d’analyse de l’économie. Une telle demande a été formulée à propos de la crise financière qui sévit depuis 2008, les outils de mesure jusqu’alors utilisés ne permettent pas de saisir la complexité d’un pays. Cela est valable aussi pour le monde agricole.
La partition artificielle et réductrice de l’économie en trois boîtes sectorielles, le secteur primaire, secondaire et tertiaire, est un découpage qui ne permet pas de comprendre la réalité économique d’un pays . Dans quel secteur par exemple mettre Total ? Son activité d’extraction relève du premier, le raffinage et la transformation du deuxième, et la vente du troisième. Si c’est la vente qui rapporte le plus d’argent à l’entreprise, faut-il en déduire que l’exploration-production est inutile ? Bien sûr que non, les trois sont liés et aucun ne peut se concevoir sans l’autre. En cloisonnant et en découpant on empêche toute compréhension de l’économie et de la réalité vitale d’un pays.
Le même grief doit être apporté au PIB. Qu’est-ce donc que ce Produit intérieur brut qui aiguise autant l’attention ? Selon la définition même de l’Insee, c’est un « agrégat représentant le résultat final de l’activité de production des unités productrices résidentes ». Le PIB ne mesure pas la richesse d’un pays, il mesure l’activité de production ainsi que « la somme des emplois des comptes d’exploitation des secteurs institutionnels : rémunération des salariés, impôts sur la production et les importations, moins les subventions, excédent brut d’exploitation et revenu mixte ». Une excellente manière de faire augmenter le PIB d’un État est d’augmenter le nombre de fonctionnaires, le PIB augmentera de leur salaire respectif. Mais ce pays se sera-t-il plus enrichi ?
Nous le voyons PIB et population active ne sont pas pertinents pour mesurer la place de l’agriculture dans l’économie française. Une place qui compte parmi les premières. Redisons-le, l’agriculture est le fondement de l’économie française, c’est elle qui en fait sa force et sa puissance. La laisser périr au prétexte qu’elle n’est pas moderne reviendrait à faire mourir l’aiguillon de notre économie.

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