L’Occident et la culture (1/3)

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dimanche 9 juin 2013

L’Occident et la culture

Il y a plusieurs manières d’aborder l’histoire, et d’en percevoir les trames et les fils. Il y a plusieurs façons de comprendre les moteurs qui l’animent. Pour les marxistes, primauté est donnée à la matière et à l’économie. En ce sens, le marxisme n’est pas mort et continue à irriguer de nombreux penseurs, même s’ils ne sont pas directement collectivistes. Pour d’autres, c’est la politique qui est première. C’est le cas notamment des socialistes, qui veulent, à travers la politique, former un homme nouveau.

Pour ma part, et avec d’autres, je donne le primat à la culture. Avec d’autres historiens, je suis convaincu que c’est la culture qui est le moteur de l’histoire, que celle-ci soit politique, économique ou morale. Et c’est l’étude de la culture qui permet de comprendre les vastes mouvements du monde. Que ce soit le politique avec Thucydide, le social, avec Alexis de Tocqueville, l’économique, avec Jean Fourastié, la science politique, avec Samuel Huntington, chacun de ces penseurs, et pas tous historiens, ont montré l’importance première de la culture. C’est dans leur ligne que nous allons situer les analyses qui vont suivre, avec pour fil conducteur l’étude du rapport entre l’Occident et la culture dans le monde actuel. Interroger la façon dont l’Occident éprouve la culture, c’est analyser en premier lieu la manière dont il conçoit la guerre aujourd’hui, et notamment la façon dont la guerre a évolué au cours du XXe siècle. Pourquoi la guerre ? Parce que c’est une des activités premières de l’homme. Parce que, en dépit de son quasi-effacement en Europe, le rapport à la guerre demeure comme l’archétype de notre rapport aux autres et au monde.

En deuxième lieu, il s’agit d’analyser la notion de déclin et de crise, dont on ne cesse de parler, sans démontrer que ce mouvement de l’histoire existe, et sans s’interroger sur les raisons qui amènent beaucoup de monde à y croire et à s’en complaire. Le rapport de l’Occident à la crise est au cœur même de sa culture.
Enfin, en troisième et dernier lieu, il nous faut analyser la manière dont l’Occident s’exporte, dont il imprime sa culture au reste du monde. Cette exportation peut prendre les noms de romanisation, d’évangélisation ou de colonisation, selon le temps et l’époque ; mais elle est toujours une manière dont l’Occident se regarde lui-même en contemplant les autres. De toutes les cultures mondiales, seule la culture occidentale cherche à se propager au reste du monde, et elle seule s’intéresse aux autres cultures.

I/ Guerre nouvelle, guerres anciennes

1/ La civilisation dans la guerre

De Thucydide, nous devons l’analyse la plus complète et la plus lucide sur la guerre menée par les démocraties. Tocqueville a poursuivi ce fil de réflexion en l’adaptant au monde qui était le sien, et à la nouveauté de la guerre coloniale, lui qui fut l’auteur d’un rapport sur la colonisation en Algérie. La fin de la Guerre froide, de cet affrontement Est/Ouest qui, au regard de l’histoire de l’Occident est une parenthèse malheureuse, a amené une nouvelle forme de guerre, celle dite de civilisation. C’est la thèse développée par Samuel Huntington dans Le choc des civilisations, livre qu’il faut avoir lu pour comprendre qu’il est beaucoup plus profond que les caricatures stériles que ses détracteurs ont dressées.
Huntington montre comment, depuis les années 1990, nous sommes entrés dans l’ère des guerres de civilisation. La culture étant le moteur de l’histoire, elle est aussi le soubassement des conflits. Il y a une part d’intemporalité, car la culture n’est pas apparue au tournant des années 1990, et une part de nouveauté, car nous assistons bien à une nouvelle forme de guerre.

La guerre était autrefois étatique, c’est-à-dire menée par les États, pour la possession ou le contrôle d’un territoire stratégique. L’idéologie pouvait être le soubassement de cette guerre, comme durant la Seconde Guerre mondiale ou la Guerre froide. La guerre idéologique a vu le jour avec la guerre de Trente Ans, dont on ne parle pas assez, puis ces guerres dites modernes, à savoir la guerre civile américaine et les deux guerres mondiales. Aujourd’hui, la guerre n’est plus étatique, mais culturelle, et entre les deux il y a eu des guerres de transition, qu’Huntington associe à la guerre d’Afghanistan (1979) et à la guerre du Golfe (1991). Guerre culturelle ne signifie pas que les États sont absents et qu’ils n’interviennent pas dans les conflits. Leur présence est toujours requise, mais la pensée de la guerre a changé de forme. La guerre culturelle, ou guerre de civilisation est due à la culture. Le but de cette guerre n’est pas la possession d’un territoire ou le contrôle d’une population, mais l’élimination d’un groupe humain qui n’est pas membre de la civilisation. La purification ethnique est souvent le corolaire de ce type de guerre, que l’on songe à la Yougoslavie (1992-1999), à la Syrie d’aujourd’hui, et d’une certaine façon à la guerre d’Algérie (1954-1962) qui s’est soldée par l’épuration ethnique des Français résidant en Afrique du Nord.

2/ Présence de la religion

Cette guerre se fonde sur la religion, car la religion est la différence la plus profonde qui existe entre les peuples. Les guerres civilisationnelles ont toutes la religion pour fondement, mais pour autant ce ne sont pas des guerres de religion. Elles n’ont rien à voir avec elles. Ce n’est pas parce que la religion modèle un peuple, ce n’est pas parce que l’on se bat au nom de la religion, qu’il y a guerre de religion. Le contresens est souvent important sur ce point. Une guerre de religion vise à convertir l’autre. Pour cela, on peut faire usage de la force et de la violence, mais la guerre cesse quand l’autre s’est converti. Les dragonnades de Louis XIV visent à la conversion des calvinistes. S’ils vont à la messe et non plus au temple, on les laisse tranquille. La Guerre froide fut une guerre de religion, chaque camp essayant de convertir l’autre, soit à la démocratie soit au communisme. La guerre de religion a un but, une durée, des moyens et une fin.

Toute autre est la guerre de civilisation. Elle ne cherche pas à convertir, mais à détruire. En Yougoslavie, un Serbe ne peut devenir Bosniaque ou un Bosniaque Serbe. Chacun peut se convertir à la religion de l’autre (orthodoxie et islam), mais pas à la culture de l’autre. La guerre civilisationnelle est une guerre larvée, intermittente, avec des crises aiguës et des moments de répit, mais sans jamais de fin. Elle ne permet aucune concession, aucune entente ; la vie en commun est impossible entre les deux groupes. La guerre civilisationnelle est attisée par la démocratie, lorsque celle-ci est présente. En effet, la démocratie, se fondant sur le système un homme égal une voix, donne le pouvoir au groupe le plus nombreux. Pour prendre le pouvoir, ou ne pas le perdre, le groupe minoritaire doit éliminer l’autre groupe. C’est là l’origine d’épurations sanglantes, notamment en Afrique. À ce titre, la dictature est davantage force de paix que la démocratie.

3/ Difficulté de la paix

Dans la guerre, deux camps apparaissent toujours : les modérés et les radicaux. Les radicaux sont favorables à la continuation de la guerre, car elle est leur raison de vivre. Soit que leur mouvement, ou leur parti politique prospèrent sur la guerre, soit qu’elle leur apporte une contribution financière. Les radicaux refusent la négociation, quand elle est le cœur du projet des modérés. Lors d’un conflit, les modérés sont toujours rejetés, voire combattus et éliminés. Dans un premier temps, ce sont les radicaux qui l’emportent, jusqu’à ce que les partis soient épuisés, et les radicaux décrédibilisés. À ce moment-là, les modérés peuvent reprendre la main, et commencer des négociations. Mais ils demeurent toujours sous la coupe de la haine des radicaux, qui tentent souvent des coups pour éliminer les modérés. Que l’on songe à Yitzhak Rabin, Anouar el-Sadate, ou le Général de Gaulle, qui dut subit plusieurs attentats de l’OAS. Toutefois, on aurait tort d’associer radicaux et bellicisme et modérés et pacifisme. Il y a aussi les radicaux de la paix, ceux qui la veulent à tout prix, refusant toute négociation pour donner tout. À Munich, en 1938, les radicaux étaient du côté des signataires du traité, les modérés parmi ses opposants. Ces derniers ont pour eux la force et le courage, force de mener des négociations ou d’être prêt à la guerre, pour défendre la paix. Les radicaux sont faibles, et c’est cette faiblesse qui provoque leur raidissement. Ils savent qu’ils disparaissent si la situation qui les fait vivre venait à s’achever. Faibles par rapport à la guerre, ils le sont aussi par rapport à la négociation. Le problème dans les conflits vient du fait que modérés et radicaux réagissent selon deux modes de rationalité différentes. Ce qui paraît inconcevable à l’un est indispensable à l’autre, d’où les guerres quasi imminentes.

Pour sortir de ces conflits, la solution passe par l’intervention d’un tiers. N’étant intéressé par aucun des enjeux, il est plus à même de pouvoir apporter une solution. Ce rôle ne peut être tenu par l’ONU, car l’organisation est trop liée aux influences des puissances et aux jeux des pouvoirs. Ce peut être un voisin ou un pays de confiance. Ce rôle de pays tiers est souvent joué par le Saint-Siège, que l’on pense à la résolution du conflit entre le Chili et l’Argentine au début des années 1980, à ses tentatives de paix en Irak en 1991 et 2003, à ses interventions en Amérique latine, et même en Iran pour libérer les otages américains. C’est la grande force diplomatique de cet État un peu particulier qui, intéressé aux sujets universels, n’a pour autant aucun intérêt mondial. Ce rôle de pays tiers, le Saint-Siège a essayé de l’exercer pendant la Première Guerre mondiale, avec les négociations secrètes de 1916-1917. Il s’y est aussi essayé durant le second conflit, avec des résultats assez faibles dans les deux cas. Pendant la Guerre froide, il fut un des acteurs de conciliation possible entre les deux blocs. La diplomatie vaticane s’oriente de plus en plus vers ce rôle de tiers. Comme les conflits de civilisation vont être amenés à prendre de l’ampleur dans les années à venir, son rôle politique et diplomatique ne pourra être que croissant.

Dans ce nouveau type de guerre qui structure les conflits mondiaux, l’Occident apparaît en retrait de par son refus de reconnaître la primauté de la culture dans les relations internationales. Mu par un relativisme qui lui fait considérer uniquement l’économie comme moteur, il s’interdit de comprendre le monde où il vit. Cet aveuglement est le fruit de son déclin, certains diront la cause, toujours est-il qu’il est enfermé dans une spirale de la crise dont il n’arrive pas à sortir.

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