20 Seine

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jeudi 5 mai 2011

Chapitre 20 de Parlare di vino.

La Seine, comme ultime retour. De sa première source à sa première bouche, des ruisseaux sursautant à la calme eau qui coule, la Seine, toujours, parce que c’est mon fleuve, parce que c’est ma colonne. Je pourrais bien aller sur les bordures du Tibre, apprendre ce qu’est le ciel et comment faire des hommes, je pourrais bien rêver, dans un songe de regrets et de poésie molle, à tous nos grands ancêtres et à ceux qui m’ont fait. Je pourrais voir le Tage, et en boire, à Lisbonne, du Porto du Douro et des apparitions. Je pourrais me détruire dans le Colorado, broyé par les couleurs, par les ocres et les jaunes, des jaunes qui deviennent verts, et ensuite gris puis cendres, et mon être écrasé par tant d’immensité, par des gorges naturelles et des canyons de Dieu, et des distances sans fin, et des pics rocheux, et en bas, tout là-bas, voir vraiment, et entendre pour de vrai, les coyotes lugubres des dessins animés. Je pourrais me noyer dans ces espaces sauvages, ces espaces infinis que je ne comble pas, ni mes rêves, ni mes doutes, ni même mes espérances, ne pourront jamais remplir de leurs esprits.
Je pourrais boire du Rhin, boire du Rhin en bouteille, des bouteilles vertes et blanches, des cols qui se gaussent, des cigognes qui mangent, et des grands monastères qui ont bâti le monde. Et bien sûr mourir, mourir pour la Tamise, mourir dans le brouillard, mourir dans des Turner, pousser de longs soupirs dans des fogs triomphants, qui réussissent encore, à défaut de fumée, de produire dans nos têtes des mythes et des clichés.

L’Arno est du chewing-gum qui se répand, visqueux, dans une bonbonnière qui s’appelle Florence. On y trouve des joyaux, on y trouve des perles, on y mange de l’art, par les yeux.

Tout cela est beau ; rien de cela n’est la Seine. Ses nuages bas et son eau éléphant, ses feuilles d’automne qui plongent vers les péniches, tantôt jaunes, tantôt cuivre. La Seine fut le grand fleuve du vin. Saint Denis, Argenteuil, Paris, Saint Germain, plus au sud vers son berceau, et même en Normandie, on trouvait des vignobles, réputés, développés, qui vendaient dans le monde et dans tout le royaume. La Seine fut bordée de caveaux, de pressoirs, de chais, de moines en bures et d’évêques en crosse qui cueillaient les grappes et les écrasaient dans la joie et l’ivresse. Saint Germain de Paris en a bu, tout comme Clovis, comme Henri III, Louis XIV et Louis XVI. Vins de Seine, vins de Marne, leur qualité s’est dégradée, ce furent alors des vins populaires : le grand blanc a cédé le pas au bleuet. Puis, en l’espace de quelques décennies, tout a disparu. Le béton et le parpaing ont remplacé la vigne, nous n’aurons même pas la nostalgie de pouvoir nous promener sur des terrains où le vin a été. Le pied a disparu et son souvenir même. Mais la Seine, dans ces bords d’Yvelines, sait préserver encore son côté campagnard et rustique, contournant les usines et les habitations, elle offre, aux promeneurs et amateurs de tableaux, des réminiscences littéraires et picturales.

Tout fini dans un printemps : les livres, la vie. Qui sait vivre a sans cesse vingt ans. Pour savoir-vivre il faut savoir boire, et il faut savoir aimer, c’est-à-dire tout donner à Lui qui le demande. La vie est un printemps éternel, la joie, la paix, même au milieu de l’hiver, même dans la souffrance, même avec la croix qui meule notre âme. Qui porte la croix peut vivre en plein printemps, quand celui qui vit au soleil de la mode et des vagues a le cœur en hiver et l’esprit dans le gel.

Le cognac chauffe ma bouche et brûle mon intestin, dilatation des vaisseaux qui me procure l’illusion de la chaleur. Le cœur, organe essentiel, n’est pas touché. Qui chauffe le cœur sinon l’ami ? Qui distille mon âme ? Regardez la folle blanche : c’est un bien médiocre cépage. Même vinifié avec le plus grand art elle ne donne rien, une piquette infecte, sans intérêt, sans saveur. Heureusement que les Hollandais ont importé l’alambic, et que les Charentais, sous la pression aimable des Irlandais, ont su l’utiliser. Ainsi, ce vin blanc innommable, une fois chauffé et évaporé, donne un produit très fin, de qualité suprême. Ce n’est pas tout, il faut le passer dans le bois. Ah le choix du tonneau, le choix de l’essence de chêne . . . Tronçais ? Valençais ? Et la façon dont le tonneau est chauffé lors de sa fabrication donne un produit différent quand le liquide merveilleux y a passé ses ans. Alors mon VS, mon XO, mon extra, qu’a-t-il à voir avec ma folle blanche des origines ? Il faudrait bien qu’elle soit folle, vraiment, cette blanche, pour croire que ces arômes de noix, d’havane, de comté, de fruits grillés qui se dégagent du nez proviennent d’elle, quand c’est la distillation, l’alambic, puis l’élevage qui fait tout. Elle, pauvre folle blanche, elle n’a rien fait du tout. Pourtant j’ai connu, du côté de Cognac et des petits champagnes, des folles, c’est le cas de le dire, qui pensaient que si le cognac était grand, s’il était fin et bon, c’était grâce à elles. Elles s’attribuaient tout le mérite, alors que c’est le vigneron qui fait le travail, qui est cause de tout. Pauvre folle blanche ! J’ai connu des hommes comme ça aussi. Ils s’attribuaient tous leurs talents, refusant de voir qu’ils les devaient au maître, c’est Lui qui donne tout. Pauvres hommes ! Pauvre orgueil qui saoule plus que le cognac, qui rend plus fou que l’absinthe. Combien d’hommes sont morts d’orgueil, combien se sont noyés dans cette potion amère ? Ses racines sont profondes et presque indestructibles. Voyez, à Angkor, les arbres de la jungle, les pierres sautent, explosent, les murs en grès tombent, les bas reliefs se disloquent, parce qu’un hévéa est en train de pousser et que ses racines se faufilent à travers les fentes et les interstices laissés par les pierres. Si les conservateurs ne coupent pas les branches, n’abattent pas les arbres, il est certain qu’il ne restera rien de ces temples. Si les pierres ne sont pas remontées et rechaussées, c’est la ruine qui s’installe, et tous les efforts des ouvriers et des bâtisseurs seront des efforts vains et futiles.

Pauvre enfant, ne fais pas la même erreur que le cognac. Ne soit pas un autre temple d’Angkor. Que la flamme, la même qui brûle et distille le liquide, que la flamme en toi ne s’éteigne pas.

Un ami m’offre un cigare. Il souhaiterait partir ainsi, dans une dernière volute de ses havanes, avec l’odeur de l’Amérique Latine, les senteurs de Cuba, le crissement des feuilles qui vibrent sous les doigts. Dans la catalepsie du feu et de la feuille, dans la brûlure vive de la cendre et de la consommation, dans la fumée qui part et le plaisir qui s’étire. Bolivar. Que de guerres, que de sang, que de chimères et de poisons violents. Bolivar. Désormais pacifique le libertador brille sur un pays qu’il n’a jamais libéré, un pays qui connaît encore la chape de plomb de la dictature. Fumer pour oublier la vie, fumer pour fuir la réalité, se faire croire à soi-même que les souffrances n’existent pas, vivre les yeux grands’ fermés.
Il fait le fière ce Zino numéro 8, parce qu’il est long, parce qu’il est puissant, parce qu’il en impose. Mais c’est comme tout le monde qu’il finit, de la cendre, éparpillée ça et là dans le cendrier, de la cendre et une dernière odeur de fumée qui plane sous le plafond, une odeur qui se désagrège et s’envole dès que la fenêtre s’ouvre. Nous pouvons faire durer l’instant, mais l’instant n’est jamais infini. Nous pouvons mâcher le goût, retenir la fumée, faire jouer notre mémoire et l’imagination, mais le temps, en chevalier rouge, a raison de tout. Ce cigare, si je ne le fume pas, il sèche et dépérit. Si je le fume, il s’envole et disparaît. Alors que faire ? Vivre indéfiniment dans l’instant, comme si nous pouvions arrêter le temps ? Il est plus facile d’arrêter la fumée avec ses mains, ou de refaire un cigare avec la cendre. Le temps existe, la mort aussi. Deux réalités, deux pierres d’achoppement sur lesquelles viennent buter tous les hommes, sur lesquelles se brisent les verres, et que les meilleurs cognacs et les meilleurs cigares ne pourront jamais dissoudre.

Arrête la Seine avec tes, mais, vide l’Océan avec ton sceau, coupe le Mont Blanc avec un Opinel, en persévérant tu pourras y arriver. Mais vaincre le temps, l’éternité n’y suffit pas.

Mon cigare est fini. Quels que soit la bonté du goût et le bonheur des saveurs, tout a quitté le registre du présent pour entrer dans celui de la mémoire.

Lectoure, ville Gascogne, ville elle aussi emmuraillée et enroulée autour de ses maisons et de son église. En ce mois de janvier, la nuit est typique des nuits d’hiver du Gers : ciel sans nuage, températures minimales, et étoiles d’or qui constellent le ciel. Tout dort, même les chiens et les poules, avant que les premières lueurs ne réveillent les deuxièmes et ne fassent aboyer les premiers. Dans les chais l’armagnac vieillit, paisiblement. Le vigneron est repassé hier soir vérifier ses tonneaux, d’une main sûre il a ajusté les niveaux, il a senti l’humidité et la chaleur, qui lui conviennent. Il peut laisser dormir ses hectolitres de trésor liquide, attendre, maintenant, qu’ils dorment tranquillement, afin qu’on les mette en bouteilles, et que, dans plusieurs années, on les boive. Hier soir il a débouché une bouteille du grand-père, et il sait que ces vendanges-là c’est son fils qui les embouteillera. Dans les vignes, et encore plus en Armagnac, les hommes sont de passage, c’est le vin qui préside. La pierre est froide, et la Lune est vivace. La salle est silencieuse ; rien ne transparaît. Ils attendent patiemment, au-dessus, que tout le monde soit parti, pour entrer et s’adonner à leur plaisir coquin. Ils attendent que le dernier veilleur ait fermé la porte, que la dernière lampe soit éteinte, que les pas aient cessé dans les couloirs. Même le chien doit dormir, alors il faut attendre longtemps. Mais maintenant c’est l’heure. Ils quittent leur demeure, ils laissent vides leurs niches, leurs tableaux, leurs colonnes. Ils se frottent les ailes, s’époussettent les bras et passants à travers les vitraux, s’envolent vers les chais. Les anges veulent leur part, la part des anges c’est eux. En l’espace d’un instant l’église c’est dépeuplé, seuls les anges de garde autour du tabernacle doivent rester pour veiller, en attendant leur tour. L’ange gardien de la ville est lui-même convié. L’ange gardien de la porte doit venir, mais veiller. Les anges gardiens des habitants des maisons se relaient, pour venir puiser, dans les larges tonneaux, la part qui leur revient.

Nul besoin que la porte soit ouverte, ils passent à travers. Nul besoin non plus d’allumer la lumière, ils voient dans le noir. C’est là le privilège des anges viticoles, pouvoir, chaque soir, prélever leur part sur les fûts qui reposent. Bien sûr, en fonction des mérites de chacun, il est possible de choisir sa région. Armagnac et Cognac sont les plus demandés, Bourgogne aussi.

J’ai un cousin qui est ange gardien à Vosne Romanée, une vraie sinécure, tous les soirs il peut goûter, en faible quantité bien sûr, les précieux nectars qui reposent. Tous les mois, avec les autres anges de la Côte Bourguignonne, ils organisent des rallyes inter caves pour que chacun puisse puiser un peu chez le voisin. À son âge il a déjà goûté tous les meilleurs Meursault, les Beaune des Hospices et même, mais il ne faut pas le dire, la Romanée Conti. Pour ma part je me plais bien ici, quelle joie de pouvoir goûter les grands Armagnacs. Mais pas trop, il faut quand même en laisser pour les hommes.

Mon frère est posté en Islande. Il s’y plaît bien, mais depuis plusieurs années il demande à venir en France. Il voudrait aller en Alsace pour goûter les schnaps et les vendanges tardives, mais les places sont rares, la France est réservée aux meilleurs anges, et on sait bien que si l’un de nous défaille il est envoyé ailleurs, et que quelqu’un d’autre prend sa place.

Après ces préliminaires –comme les anges sont bavards- le vénérable ange gardien de Lectoure s’avance, les ailes graves et l’air posés. De sa main il prend un tastevin en argent béni par Dieu le Père, de l’autre il soulève la bombe de chêne et de tissus qui ferme le tonneau et, plongeant son bras dans le fût, il en rempli le tastevin. Le portant à son nez il l’hume, il l’admire, il le regarde avec dévotion. Ce vieil ange se remémore les millésimes antérieurs qu’il a pu déguster. Ceux de sa jeunesse, quand il venait d’arriver dans cette cité bénie : 1830, 1835, les meilleurs pour lui. Il se rappelle avec quelle émotion il a dégusté le millésime de la guerre -1870-, et maintenant ce 1989, encore frais et vivace, avec une finale d’orange amère. Tous les angelots sont en admiration devant lui, ils n’osent l’interrompre, ils ont tant à apprendre de son palais. Comme le veut la tradition, le vénérable ange tend ensuite le tastevin au plus jeune. Un putto joufflu et rondelet, que son maître a autorisé à quitté les palais renaissance de Rome et les toiles de Raphaël pour venir se former en France, à la campagne. C’est la première fois qu’il pourra goûter au divin nectar, bien qu’un de ses oncles, anges du tableau de l’Annonciation de Barrolo, trempe régulièrement ses lèvres dans les plus grands vins d’Italie. Le jeunot s’avance, intimidé et peureux, il se marche un peu sur l’aile et manque de tomber, le vénérable le retient d’un geste délicat et vigoureux. Puis, plein d’affection, il lui tend le tastevin encore plein. Notre puttino boit une large gorgée d’un armagnac de l’année, il s’étrangle et en tousse. Ses joues s’empourprent, ses yeux coulent, il avale précipitamment le liquide et part dans un tonnerre rauque et saccadé, manquant de s’étouffer et de périr. La crise finie il relève la tête, bravache, il hausse les yeux et le nez, l’air triomphant. De la langue il se lèche les lèvres, et tend le tastevin pour en demander d’autres. Dans l’assemblée c’est l’hilarité générale, tous les anges rient, certains même tombent dans un tonneau ouvert, et boivent, à pleine bouche, l’armagnac qui y repose. Le temps presse, la nuit passe, alors les anges présents prennent leur écuelle et boivent, boivent, certains sobrement, d’autres comme des fous, ils boivent l’armagnac. Dans le chai le niveau baisse, mais le vigneron ne sera pas furieux, cette poche d’air entre le liquide et le tonneau est excellente pour l’oxydation, c’est grâce à elle que se développe les arômes de rancio et de fruits secs. La part des anges est une bénédiction des dieux.
Et quand ils ont bien bu, qu’ils ont le gosier plein, dans des hics, des hoquets, des tourbillons d’ivresse, nos anges traversent le mur et repartent chez eux. Il bat un peu de l’aile ce gras ange du retable. Ici c’est une statue de marbre qui se trompe de colonne et s’assied à côté, tombant sur le pavement. Là c’est l’ange majestueux du portail du Jugement, qui reprend son assise entre Satan et un diable, des anges déchus qui, pour punition de leur désobéissance, n’auront jamais l’occasion de prendre leur part à la vendange. En pays vigneron c’est cela l’Enfer. Mais il faut tout de même de la tenue, on parle de choses sacrées. Reprend donc ta cithare, et toi ta lyre, et toi remet ta toge aux plis vermeils. Ça y est, la nuit est de nouveau vaincue. Le coq chante, les chiens aboient, le boulanger ouvre sa fenêtre et met son four en marche. Par son carreau farineux qui tombe sur l’église il aperçoit, sous le porche, un ange assis sur la tête et les fesses à l’envers, un ange qui a trop bu et ne s’en est remis.

Le vigneron descend dans son chai. Il scrute les tonneaux, il mesure les niveaux. Encore une part partit. Prenant un tube de verre il le plonge dans un millésime récent pour le remplir. De sa main il bouche l’air pour empêcher le liquide de couler, puis le verse dans un autre tonneau, plus ancien. C’est de ce mélange subtil et harmonieux de ces années que naissent les grands armagnacs. Merci les anges !

Quand le verre est fini, il faut le poser sur la table. Il est possible de le reprendre par le pied, et d’en humer le fond, pour sentir, une ultime fois, les arômes qui s’en dégagent, des arômes très différents de ceux que l’on a bus.
Quand le verre est fini, on le pose. On referme la bouteille, un dernier coup d’œil sur l’étiquette, sur le château ou le paysage qui s’en détache. Une dernière fouille dans sa mémoire des sensations, une dernière note pour situer ce vin. Aujourd’hui c’est un grand vin.
Que de mal se donne les vignerons. Et ce qui compte aussi c’est l’ami et le lieu. On ferme, la vie s’amplifie. Si le vin n’élève pas à quoi peut-il servir ?

Cherchez donc une nourriture qui rassasie aussi l’âme, c’est difficile. Hivers et étés se succèdent, les saisons, les amis. Rencontrez des hommes à la trogne et à la poigne de leur emploi, voilà ce qui compte vraiment. Ici bas tout passe comme le vin, ce qui reste c’est le ciel. Sur ce ciel bleu et rose, d’azur et de gueule, sur ce ciel vaporeux et laiteux, je voudrais faire mon monde, je voudrais le rejoindre. Tant pis pour les abstèmes, pour ceux qui sont incapables d’apprécier les grandes choses. Parlare di vino.

Parlare divino.

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