1914, une tragédie européenne

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mercredi 21 septembre 2011

La Grande Guerre, la Première Guerre mondiale, semble encore tonner quand on en parle. Cela fait bientôt un siècle qu’elle a débuté, depuis 1914 le monde a énormément changé, et pourtant cette guerre est toujours actuelle, elle ne cesse de hanter la conscience européenne. Yves-Marie Adeline y voit une raison majeure à cela, qui n’est pas le nombre de mort ou l’intensité des destructions, car la Seconde Guerre mondiale fut beaucoup plus destructrice, mais l’aspect tragique de cette guerre. Personne ne la voulait réellement, en tout cas pas de cette façon là, et pourtant elle s’enclenche de façon inexorable. La guerre de 1914 est une tragédie, au sens grec du terme : tout est fait pour l’éviter mais elle arrive quand même.

Dans son ouvrage l’auteur s’intéresse à l’été 1914 et à l’engrenage qui a permis le déclenchement de cette guerre. Un conflit qui a brisé l’hégémonie européenne, qui a tué un ordre établi et dominant, qui a brisé les reins de l’Europe. Après quatre ans de bataille les pays sont financièrement ruinés, démographiquement vidés, moralement brûlés. Cette tragédie sonne la fin de la domination européenne.

L’auteur consacre la première partie de son ouvrage à une présentation des protagonistes, à savoir les pays d’Europe. Il le fait en s’affranchissant des mythes, des couches de poussières idéologiques posées par l’histoire, en présentant les couleurs vives de la réalité. Non, la Russie n’était pas un pays arriéré et obscurantiste, comme a voulu le faire croire la propagande marxiste, mais la cinquième puissance mondiale, et un pays en plein essor économique et social. Nicolas II est un grand souverain, un homme d’Etat, qui n’a pu aller contre la volonté de la Douma. Il explique très bien aussi le caractère foncièrement belliciste des Français et du régime politique. Cette guerre à venir est leur guerre, préparée depuis 1871, mais mal préparée. La puissance militaire française ne cesse de s’écorner au long des décennies, faute d’investissement nécessaire. Le tableau sur l’Autriche-Hongrie est lui aussi fort intéressant. Et l’auteur analyse pertinemment le bouleversement géopolitique que représente sa disparition, avec l’émergence de petits Etats sans pouvoir et sans souveraineté, qui ne peuvent être qu’englobés dans l’ensemble russe ou dans la voracité allemande.

L’auteur insiste aussi sur le sens de la continuité de l’histoire, comme il le montre à propos de l’étude des pays. Par exemple les liens entre le Risorgimento et le fascisme. Il démontre de façon convaincante que le fascisme est le fruit du nationalisme athée italien, né de l’unité du pays, qui s’est construit en opposition à l’Eglise et aux catholiques. Loin de voir en Mussolini et dans son parti un accident, ou une rupture, il tisse les liens existant entre ce mouvement et la vie politique italienne avant 1914. Après le portrait des pays l’auteur s’intéresse aux tensions et aux failles qui parcourent l’Europe, ainsi qu’aux nombreuses oppositions que l’on trouve dans le continent. Tensions internationales, idéologiques, culturelles, les raisons d’une déflagration armée sont nombreuses. L’Europe, en dépit de son hégémonie, est loin d’être un contient pacifié.
Enfin, dans la troisième partie, la dernière de cette tragédie européenne, il mène une enquête précise et minutieuse sur les jours et les heures qui ont amené au déclenchement de la guerre. Comment l’assassinat de l’héritier du trône de Vienne a pu conduire à la guerre mondiale, comment le jeu des alliances et le feu des tensions ont conduit à l’affrontement. Enquête policière qui met à jour les enchaînements d’une grande tuerie. Les conclusions sont revigorantes : l’Allemagne n’est pas la seule responsable du déclenchement, et elle a pu légitimement se sentir agressée par la France et la Russie.

Le chapitre consacré aux valeurs de l’Europe mérite à lui seul la lecture du livre. C’est en effet une question cruciale : comment l’Europe, sommet de la culture et de la civilisation, a-t-elle pu céder à ce carnage. L’auteur montre bien que des valeurs de mort, qu’il qualifie de superficielles, se sont insinuées dans l’esprit des Européens. En France tout d’abord, où le nationalisme hérité de la révolution française a distillé la haine de l’Allemand et l’idée qu’il était bon de mourir pour sa patrie. Non pas mourir pour une grande cause, ou pour la défense de la liberté ou du pays, mais mourir pour la défense du régime, pour la défense de l’Etat. A l’appui de nombreuses citations littéraires, notamment de Péguy, d’Hugo ou d’écrivains allemands, l’auteur démontre que le continent a connu une inversion des valeurs. Ce n’est plus l’idéologie chrétienne qui domine les esprits, celle qui consiste à se sacrifier pour sauver un idéal, pour atteindre une noble cause, mais un idéal païen et athée, venant de la mythologie germanique, où les dieux dévorent leurs enfants. Mourir n’est plus un moyen de sauver son pays, mourir devient la fin en soi de nombreux jeunes officiers, pris dans un romantisme morbide qui leur fait voir la mort comme un triomphe. A lui seul ce chapitre pourrait faire l’objet d’une longue thèse et il éclaire toute l’histoire du XXe siècle, notamment la venue des systèmes totalitaires.

Cet ouvrage est avant tout un essai. Il n’apporte aucun fait nouveau à la compréhension de la guerre mais il propose une analyse et une réflexion sur un moment de l’histoire européenne, qui est un moment où le continent a basculé. Comme toute analyse elle peut être contestée, mais il est indéniable qu’elle est particulièrement bien menée, et qu’elle ne cesse de stimuler l’esprit des Européens que nous sommes.

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