Terroir et guerre du goût

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mercredi 5 septembre 2012

L’œnologue bordelais Franck Dubourdieu vient de publier un livre court, mais dense, sur la dégustation. Un de plus, serait-on tenté de dire, tant ce genre de livres pullule dans les rayonnages, sans apporter, souvent, rien de vraiment neuf. Celui-ci se distingue néanmoins de tous ceux que j’ai pu lire auparavant par la densité et la pertinence du propos. C’est, me semble-t-il, un excellent manuel de dégustation, conçu aussi bien pour les néophytes que les dégustateurs chevronnés. Son analyse du terroir est particulièrement pertinente, et sa typologie du goût me semble à même de fonder une dégustation rationnelle, objective, sans rejeter le plaisir nécessaire à l’exercice.

I/ Pour définir le terroir

Aucun mot n’est plus employé dans le vin que celui-ci ; et à vrai dire il est bien difficile de donner une définition précise du terroir. Historiens, géographes, œnologues et vignerons s’y essayent, sans vraiment épuiser le sujet.
On convient que le terroir ne désigne pas uniquement la terre et le sol. Le terroir, c’est aussi le cépage utilisé, les hommes qui font le vin, les techniques de vinification, l’histoire du vignoble et les exigences des buveurs. Confiner le terroir à la terre et au sol est extrêmement réducteur. Franck Dubourdieu se livre à une analyse précise de ce concept, que beaucoup de vignerons essayent de vendre en dénaturant complètement leurs vins. Ceux qui essayent d’expliquer que l’alchimie de la terre se retrouve, par on ne sait quel mystère, dans le verre, sont des mystificateurs :

« Les liens entre le type de sol et la qualité restent mystérieux d’autant que l’interface, cépage et porte-greffe, s’avère de la plus grande importance pour signifier la production de vins fins. » (p. 21)

L’œnologue rappelle aussi que l’encépagement actuel des vignobles est récent ; il a au plus un siècle.

« Jusqu’à la crise phylloxérique de la fin du XIXe, l’encépagement des régions viticoles est très varié. Sauf en Bourgogne où l’on revendique pour les rouges la culture majoritaire (à côté du gamay) du pinot noir depuis le Moyen Âge, la vigne est cultivée en foule, sans rang ni de palissage, avec différents cépages, rouges et blancs parfois, sur la même parcelle. » (p. 26)

Cette vérité, confirmée par les travaux de tous les historiens, pose un sérieux problème pour la définition des AOC. L’obtention d’une AOC est en effet conditionnée au respect des cépages locaux, mais ces cépages sont récents, et ne présentent pas, bien souvent, un caractère « loyaux et constants ». Les AOC ont comme figé le vignoble dans un idéal type défini au cours des années 1930, oubliant que celui-ci est mouvant. Si aujourd’hui le bordelais à trois cépages rouges, il en avait beaucoup plus au XIXe siècle. Cela amène des situations amusantes où certains vignerons n’ont pas le droit à l’AOC et sont rétrogradés en vin de table parce qu’ils vinifient un cépage qui n’est pas autorisé dans le cahier des charges de leur région, tout en produisant un vin bien meilleur que de nombreuses AOC, parce qu’ils opèrent un meilleur travail de la vigne et des raisins. En Languedoc ou en Corbières, il n’est pas rare de trouver des vins de table vendus 3 à 4 fois plus chers qu’une AOC.

Méfiance donc face au terroir, qui s’imposerait de lui-même et dominerait le goût du vin. L’auteur ose même reconnaître que lorsqu’un vin vieillit, il est impossible de reconnaître sa région d’origine et son cépage.

« Il est reconnu que les grands terroirs, sous réserve d’une viticulture élitiste, dominent le cépage. Plus on s’élève dans la hiérarchie des terroirs, moins les cépages sont identifiables. Le caractère odorant du sauvignon blanc s’affine au point d’être confondu avec celui du sémillon ; les plus grands merlots de Pomerol ne peuvent être différenciés des plus grands cabernets sauvignons de Pauillac. Mieux encore, le vieillissement confond tout, réunit les plus grands terroirs. Il n’est pas rare qu’un vieux sauvignon soit pris pour un grand chardonnay ou qu’une vieille syrah passe pour un grand merlot ! » (p. 28-29)

II/ La question de la typicité

L’auteur analyse ensuite la question de la typicité du terroir, avec une honnêteté intellectuelle salutaire, tant de nombreux faux-semblants sont véhiculés à ce sujet. Nous citons ici de larges extraits de son analyse, car elle nous semble importante à connaître.

« La typicité est un mot récurrent dans le langage des professionnels du vin, surtout des producteurs. Il semble affirmer l’existence de caractères distincts, typiques, dans les vins issus d’un même terroir, d’une même appellation. Il laisserait croire au non-initié que le goût de tel cru ou de telle appellation est reconnaissable et que tels autres, voisins ou limitrophes ont un goût différent. Nous aimerions dénoncer cette notion pernicieuse, fallacieuse qui, au départ, n’a d’autres sens que de servir les intérêts des crus ou des appellations bien nées et de construire pour chacun l’image d’un goût identitaire propre à rehausser artificiellement la qualité du vin. » (p. 87)

« La typicité gustative liée au terroir, à sa partie géologique, existe-t-elle ? Des chercheurs [INRA d’Angers] ont prétendu définir des typologies de terroirs et les rapprocher de l’analyse sensorielle dans d’hasardeuses correspondances. En dehors de l’exploration d’un champ sémantique nouveau mêlant arbitrairement termes géologiques et vocabulaire du goût, ces investigations s’avèrent aussi vaines que fantaisistes. » (p. 88)

« La pratique de la dégustation étiquette cachée démontre que la typicité du vin ressort plus du concept que de la réalité. » (p. 88)

« Plus on s’élève dans la hiérarchie des terroirs et des crus moins les cépages sont typiques, moins les marqueurs qui pourraient les caractériser par leurs caractères propres sinon leurs défauts, sont perceptibles. Avec l’âge, les cépages perdent leurs arômes primaires : le sauvignon blanc s’affine au point de ressembler au sémillon, voire parfois au chardonnay. On confond souvent le merlot avec le cabernet dans les vins jeunes et surtout au vieillissement. À la limite, la typicité s’opposerait à la notion de finesse. » (p. 88-89)

« À l’intérieur d’une même région, d’une appellation avec un encépagement commun ou similaire, l’exercice de la reconnaissance devient plus compliqué, car les facteurs humains : agronomiques et œnologiques, singularisent ou parfois occultent l’expression du terroir. » (p. 89)

« Le dégustateur qui reconnait tout, sorte de magicien du vin, est une légende, un mythe construit de toutes pièces ou entretenu par quelques coups d’éclat dans les dîners. » (p. 89)

« Il n’existe pas de types de vin selon les appellations ou selon les crus, mais seulement des différences de qualité relevant du couple structure-finesse. Une vigne sur un terroir donné n’advient que par la médiation du cépage, du climat et de l’homme. En soi le terroir n’existe pas et ne peut donc s’exprimer comme un standard défini une fois pour toutes et facilement identifiable comme ont vainement cherché à démontrer des chercheurs ne connaissant rien à la dégustation des vins.
Cette assertion se vérifie encore plus avec le vieillissement du vin. La longue alchimie réductrice confond tous les cépages, tous les terroirs, les plus proches comme parfois les plus lointains et défie toute systématique. Les grands vins vieux sont atypiques, l’odeur est indéfinissable si elle est marquée par la plus grande finesse et le goût inclassable. » (p. 90)

« Le même vin dans deux bouteilles différentes, l’une étiquetée sous une appellation de base, l’autre sous une appellation réputée, n’aura pas le même goût. Le préjugé de l’étiquette conditionne la dégustation, car il influe sur la représentation globale, cognitive, de la qualité. Dans la pratique le dégustateur doit se soustraire à l’influence de l’étiquette. (…) Le buveur d’étiquette est celui dont le plaisir du vin à un rapport étroit avec ce qu’il voit sur l’étiquette, l’appellation noble ou un cru classé. Un vin anonyme ne l’intéresse pas. Il est l’inverse d’un connaisseur. » (p. 90)

Voilà des propos clairs et raisonnés, qui devraient mettre en éveil les amateurs de vin qui vont se lancer dans les foires de rentrée et les salons d’Automne. Attention donc au discours convenu et lénifiant sur la typicité des vins, et l’exaltation mystique du terroir et du cru. Les vignerons y croient souvent eux-mêmes, sans avoir forcément l’intention de nuire ou d’induire en erreur le dégustateur. La bonne foi est souvent réelle, même-ci le discours repose sur une mauvaise conception du terroir.

A suivre.

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