Paul Claudel et la baie de Somme

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dimanche 30 mars 2014

Chronique gastronomique

Paul Claudel en baie de Somme

Même si la baie de Somme présente des paysages somptueux, c’est le type d’excursion où l’on se sent quelque peu floué. On répond à l’injonction d’un ami qui nous invite à passer une journée sur une plage de la baie de Somme, charmante pour ses repères ornithologiques, pour ses phoques, et ses dunes mythiques de sable gris. Soit, partons. Mais les trois heures de route à l’aller cassent quelque peu le charme de la balade, surtout qu’il nous faudra en faire autant au retour. La voiture garée, on croit à la délivrance : enfin la baie ! Quelle erreur : la plage est au bout d’un long chemin sableux, que traverse une forêt de pin et où il faut marcher environ trois quarts d’heure. Cette baie se mérite, si bien qu’on y passera que peu de temps.

Après la route, après la marche, enfin les premières dunes, sèches, crémeuses, ici et là des plantes halophiles. Des obiones jaunies nous accueillent sous un ciel bas, fermé, d’un camaïeu de gris mirobolant. La mer est calme, la marée est basse. Nous sommes face à la mer, en bas de nous la plage, longue, étirée, mouillée dans sa partie inférieure, où l’on devine des traces de chiens sur le sable, et des pas de chevaux alourdis tout au long de sa verticale. Des mouettes dansent au-dessus de nous, ces vautours des plages qui attendent notre départ pour se nourrir des reliefs de notre déjeuner. Tout est calme, même le clapotis des vagues ne s’entend pas, même le chien n’aboie pas. La slikke nous tend les bras. Les salicornes se dressent le long du chenal laissé par l’eau de mer. C’est un paysage de sable, de sel, de vent. La dune nous sert de mur et de promontoire tout à la fois, pour nous prémunir des marées et nous hisser jusqu’au sommet afin d’en admirer que mieux le paysage immense étendu face à nous.

Pendant que certains courts pour galoper hardiment en descendant la falaise de sable, d’autres demeurent au sommet pour observer. En bas, les promeneurs dressent un filet et commencent une partie de volley. D’autres ôtent chemise et bermuda pour tenter une plongée en eau froide ; coller au corps les cristaux de sel suspendus dans l’eau claire. Au déjeuner, ils mangeront en quatre vitesses sur la plage afin de profiter davantage de la mer.

On s’installe au sommet de la dune : la plage s’observe de haut, sans avoir besoin de chercher à l’atteindre. On sort de quoi déjeuner, repas frugal, léger, ne pas avoir l’estomac trop alourdi afin de ne pas s’endormir : le but est de pouvoir lire. Calé dans le sable, à l’ombre d’un soleil qui perce parfois l’immense et long nuage, on ouvre le livre, Connaissance de l’Est, de Paul Claudel, au hasard d’une page, et l’on tombe sur la marée de midi.

« Au temps qu’il ne peut plus naviguer, le marin fait son lit près de la mer : et quand elle crie, comme une nourrice qui entend le petit enfant se plaindre, dans le milieu de la nuit il se lèvera pour voir, n’endurant plus de dormir. »

Marin anxieux qui n’en peut plus d’entendre la mer gémir quand, face à nous, nous avons une eau d’huile. Légèrement enfoncée dans le sable, afin de la caler, une bouteille d’eau-de-vie de poire venant tout droit d’Ardèche. On respire les embruns de la Manche, on hume les mots de l’Asie qui nous viennent d’outre-tombe, et le corps s’évade sous les arômes fugaces de la poire Williams qui s’exhale.

« Et j’assiste à la montée vers moi de tout le peuple de la Mer, la procession des navires remorqués par la marée comme sur une chaîne de toue ; les jonques ventrues tendant au vent de guingois, quatre voiles raides comme des pelles, celles de Foutchéou qui portent ficelé à chaque flanc un énorme fagot de poutres, puis, parmi l’éparpillement des sampans tricolores, les Géants d’Europe, les voiliers américains pleins de pétrole, et tous les chameaux de Madian, les cargos de Hambourg et de Londres, les colporteurs de la côte et des Iles. »

En face de nous, il n’y a rien. Nous sommes face à la mer la plus fréquentée au monde, celle dont le corridor si étroit risque, à chaque tempête, de se faire fracasser les porte-conteneurs et les cargos marchands, mais nous ne voyons rien, si ce n’est des Parisiens en vacances qui courent derrière un ballon multicolore. On succombe au parfum bouqueté de la poire, celle qui vient des vergers du Rhône qui court vers la Méditerranée. C’est encore la moyenne montagne, la terre de castanide, la froideur de terres acides et pauvres. On distille des fruits qui apportent joie et espérance aux cœurs réchauffés.

« Tout est clair ; j’entre dans une clarté si pure que ni l’intime conscience, semble-t-il, ni mon corps n’y offrent résistance. Il fait délicieusement froid ; la bouche fermée, je respire le soleil, les narines posées sur l’air exhilarant. »

Mais la poire nous réchauffe délicieusement le corps, la rétro-olfaction tisse des merveilles entre le palais et le nez. Les alcools volatiles distillent leurs savoirs, la poire laisse admirer le velouté du fruit et la finesse de sa chair.

« Toute l’humanité se recueille pour manger. »

Par le biais de cette poire, c’est toute l’humanité qui se hausse et s’élève. C’est la civilisation de l’alambic et de la distillation, celle des compagnons qui osent partager le temps fugace de l’infini.

« Le niveau régulateur s’exhausse ; toutes les bondes de la Terre comblées, les fleuves suspendent leur cours, et mélangeant son sel à leurs sables, la mer à leur rencontre s’en vient boire tout entière à leurs bouches. C’est l’heure de la plénitude. »

Que dire de plus quand viennent à nous des siècles de tradition et de savoir-être ? Que faire de plus quand la joie se présente sous les atours d’une eau-de-vie qui relève l’homme ? Face à la Manche, dégustant ce qui se donne à travers les terroirs, les pays et les peuples, s’arrimant à la littérature universelle inspirée par l’Asie et les voyages, l’homme se transporte des dunes vers le ciel, et des cieux vers des lieux où se meut seulement la grandeur de l’âme humaine.

Les vacanciers sortent de la plage, séchés et rhabillés. C’est l’heure. La parenthèse d’évasion aura duré le temps d’un souvenir. On se lève, on repart, on fait le même chemin, mais à l’envers.

« Maintenant les canaux tortueux qui traversent la ville sont un long serpent de barques amalgamées qui s’avance dans les vociférations, et la dilatation des eaux irrésistibles détache de la boue, allège comme des bouchons les pontons et les corps-morts. »

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