On tue le cochon

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dimanche 16 mars 2014

Chronique gastronomique

Le seigneur cochon

Des thèses, des mémoires, des livres, des rapports même, que ne peut-on écrire sur le cochon, à travers les temps, les cultures, les âges. Le cochon que l’on élève dans le jardin, mangeant les restes des repas, le petit cochonnet rose, mignon et craquant, qui grossit de semaine en semaine, jusqu’à devenir un gros porc, qui sera égorgé dans le garage.
Chaque famille a son cochon, et l’on va de maison en maison, c’est-à-dire de famille en famille, pour tuer le cochon. Le tuer, le débiter, le transformer en saucisse, boudin, pâté, jambonneau, friton. Quand la dictature des normes n’avait pas encore envahi la France, que l’on pouvait tuer le cochon dans le garage, et faire sécher les produits dans la cave. De quoi terrasser un fonctionnaire de Bruxelles à la vue de ces hommes qui ne respectent pas le cahier des charges de l’hygiène et qui, en plus, ne meurent pas.

D’une main dextre, on égorge le cochon. Nous jetterons un voile pudique sur les cris qui se dégage de l’animal renversé, attaché au plafond par les pieds. Ce cri reste gravé dans la mémoire, comme la saveur du premier boudin chaud mangé le jour des cochonnailles. Les hommes coupent le cochon selon la préservation des morceaux, pendant que les femmes s’affairent en cuisine pour préparer les conserves, les couteaux, les bassines, et le repas de midi, qui sera fait exclusivement de morceaux de Monsieur Cochon.

On apporte la tête, la queue, le sang, les chairs multiples, les boyaux, le cœur et les organes intérieurs. C’est un immense puzzle invraisemblable, mais dont tout finira conditionné, rangé, étiqueté et consommé dans l’année. Dans le garage, on a dressé les tables, les couteaux sont prêts, les torchons, l’eau chaude, les bassines, les condiments : sel, poivre. Chacun son rôle, chacun répète les gestes appris de ses parents, les gestes qui se transmettent et qui ont transformé de nombreuses bêtes. Les gestes intégrés par des générations de travailleur de la viande. Ici, un coup de couteau, là une dose de sel, là-bas, ce boyau pour les andouilles, et toi, ce torchon pour les fritons. C’est un mélange de feu, de chauffe, de sang vaporeux, de chairs qui se rigidifient, de froid de la mort et de plaisir de la cuisine. L’impression de reprendre les gestes de la Bible, quand on tuait le veau gras, les gestes du père miséricordieux qui accueille le fils. Dans la Bible, la table est toujours le lieu de la joie et de la réconciliation. Dans ce garage, dans cette ferme, on s’attable pour se réconcilier avec ses ancêtres, ses parents, ses aïeux qui nous ont transmis des gestes et un savoir qui perdure. Les cris du cochon se rattachent à la vie, comme les douleurs de la femme lors de l’enfantement. C’est une mort créatrice, car elle donne des plats du terroir, des produits familiaux qui rassemblent les générations, qui unissent les familles, qui transmettent les goûts et les savoirs. Comme l’homme s’éduque à travers les saveurs. Les enfants ont l’espace réservé en cuisine, avec les femmes. En grandissant, les garçons pourront passer dans la cour des grands, avec les hommes. Certains même apprendront à tuer le cochon.

C’est une corrida de ferme qui se joue en hiver. On respecte l’animal, si bien que l’on veut le meilleur pour lui. On respecte sa chair que l’on découpe avec art. On respecte son goût, que l’on associe qu’avec des produits de qualité. Le respect s’illustre dans le silence de cette journée où seuls s’entendent les coups de lames et les flammes du gaz.

A midi, on mange, comme chaque année, les oreilles, les pieds, la queue du cochon, et on boit le bouillon. Les petites pâtes flottent dans le liquide chaud. Il réchauffe, car la chaudière marche mal. On rigole, on chante, mais pas trop, car le travail attend.

L’après-midi, on fait la saucisse. Moment délicat où la chair est entrée dans le boyau. On la suspend le long d’une perche de bois et on l’a fait sécher. Le séchage est un autre art. Joie de l’enfant qui voit la viande fraîche se transformer, devenir sèche à point pour être consommé. D’autres chairs fraîches sont mises dans une terrine de terre et fermées par la graisse. D’autres encore finissent dans l’huile. Après le séchage, le gras qui conserve, pour tenir jusqu’à l’année prochaine. On retire alors ces morceaux de saucisse de l’huile qui les protège, pour la faire griller ou la manger telle quelle. Le bocal d’huile appelle les grillades de l’été, là-bas, au bord de la rivière.

On fait le boudin. Le vrai boudin, avec du sang, pas celui que l’on vend avec des pommes et des oignons, pour vendre au prix du kilo de sang des éléments étrangers au boudin. Pour connaître l’excellence d’un boucher, goûtez d’abord son boudin ; le reste suit. Et s’il n’a pas de vrai boudin, s’il n’a que des pommes ou des oignons à vous présenter, passez votre chemin. Autant manger un camembert au lait pasteurisé ou de la pâte fromagère à tartiner. Pauvres enfants élevés à ces nourritures frelatées et indigestes.

On fait également les andouillettes, après avoir découpé les couennes et les avoir mêlées avec la chair. N’avoir jamais mangé d’andouillette c’est, pour la bouche, comme avoir appris à lire avec la méthode globale. C’est produire des analphabètes du goût, des illettrés des papilles gustatives.

Le soir, quand la journée prend fin, on allume le chaudron en cuivre. On y fait cuire les boudins, bien avant que les bobos ne nous volent la marque de la cuisson au chaudron. On y met, dans ce fond de chaudron, les restes des os et des viandes grattés ici et là. Le tout cuit dans la graisse. La mélodie du bonheur s’échappe de ce chaudron. Le long clapotement de la graisse qui fait des bulles en surface, le requiem de la viande qui se confit, très doucement, au fond, la flamme qui valse et lèche l’envers du cuivre, le gaz qui siffle et s’échappe, les coups de spatule, qui ressemble à une rame, qu’il faut donner pour éviter que la viande ne colle. Le niveau qui diminue, laissant, au bout de quelques heures, apparaître la viande confite, comme ces chrysalides qui sortent au printemps. Alors, on retire délicatement la graisse, qui fera d’autres bouillons et de bonnes pommes de terre. On apporte un torchon où l’on dépose les fritons grâce à une louche. On essore, on pressure ; voilà les fritons de cochons, les fritons maigres et les fritons gros, pour ceux dont l’os est encore attaché à la viande.

Le soir, nouveau repas. Les corps laissent échapper la vapeur de fatigue. On se nourrit du cochon vivant encore le matin. On chante, on rigole. On boit la fine dans le café, et l’on part rejoindre sa demeure, de l’autre côté de la rue, en attendant la prochaine fois qu’un autre voisin tue le cochon. Maisons bénies, libérées du fisc et des normes de Bruxelles. Ici, on peut manger et boire de sains produits, sans tomber sous la coupe des terroristes du bio et des dictateurs des normes. Du vrai cochon, pas celui qui est piqué de sel pour capter l’eau et peser plus lourd. Du cochon à chair fraîche, du cochon trépidant de nos campagnes.

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