On déguste la Tâche, non la tache

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dimanche 7 février 2016

Chronique gastronomique

Laissez les circonflexes

On ressort du placard une vieille réforme orthographique qui briserait nos paysages littéraires comme les barres de la charte d’Athènes ont ravagé les paysages urbains. On apprend que le bistouri est pratiqué avec véhémence pour rafistoler des vieux mots dont la prononciation ne s’accorderait pas avec le physique. L’accent circonflexe, ici et là, serait interdit. Alors que de tout temps, alors que depuis toujours les hommes ont porté le chapeau, trilby, Homburg, fedora ou melon, la mode masculine a quasiment prohibé le port du couvre-chef. N’en reste des reliefs que sur les mots, dont la présence futile en perpétue l’extrême nécessité.

Le circonflexe, le chapeau des accents, accompagne la langue des terroirs vignerons. Dans le sud, il est ouvert, en Bourgogne il est l’objet principal du mot. On pourra même, selon les terroirs, rajouter des circonflexes à la pelle, avec une grande générosité, avec la générosité proportionnelle à la large main des vignerons. Déguster donc le vin rosé prononcé selon la mode de Toulouse, de Provence, de la Loire ou d’Auxerre. Non seulement la couleur rose n’est jamais la même, mais le mot même change et évolue, s’accordant aux tonalités des cailloux et aux gutturales de la langue.

Le goût circonflexe

Goût, pourquoi te chapeautes-tu de cet accent ? Parce que le goût est haut, et que la saveur élève. Ôtez l’accent à goût et l’on quitte les étoiles pour rejoindre les arrières cuisines de la restauration d’industrie. L’accent circonflexe, c’est ce qui fait la grande saveur de la langue française.

Imagine-t-on la Tâche, le grand cru de la Romanée-Conti, sans son chapeau de cardinal ? Tâche signifie le travail séculaire des moines pour ôter les pierres du sol, pour bâtir des murets, pour sélectionner les meilleurs ceps. Tâche, c’est un hommage au labeur ancestral, à ceux qui se lèvent tôt et qui travaillent dur. Si vous obliger la Tâche à retirer son chapeau et à sortir tête nue vous rabaissez l’ecclésiastique breuvage, le cardinal nectar, l’écrin d’hermine et de velours à n’être plus qu’une salissure sur la table, une incongruité vile répandue sur la nappe immaculée, une souillure que l’on cache et dont on a honte ; cela fait tache. Je veux bien boire la Tâche, mais sûrement pas la tache. Au milieu de ces ignominies, devrons-nous donc trainer nos turpes agonies ?

La révolte des oignons

Il paraît que certains disent ognon quand, dans nos campagnes, il n’est pas rare d’entendre ouagnon. C’est un signal avertisseur, une mise en garde amicale et prudente. L’oignon est bon, l’oignon est savoureux, l’oignon rehausse les salades de tomates et s’accompagne à merveille des anchois salés. Mais l’oignon pique et fait pleurer ; peler l’oignon est souvent une punition. Est-ce pour cela que l’on voudrait l’émasculer en l’empêchant de mettre son point sur son i ? La syndicale des oignons lèvent le poing et mugit. Cet i, c’est l’acide qui sort de son bulbe pour assaisonner nos plats. Cet i apparemment inutile est l’image de ses nombreuses pelures, elles aussi inutiles, mais qui le couvre de chaud et qui se font colorantes l’heure voulue. Le i permet à l’oignon de piquer.

Écrirait-on wazo ? Regarde-t-on le bel wazo qui vole ? L’oiseau vole de ses ailes orthographiques et de ses complications lexicales.

Le nénuphar assimilé

Le nénuphar a mis des siècles à transformer son f en ph. Cela faisait latin et lui donnait une origine grecque qu’il n’a pas puisqu’il vient de Perse. Écrire nénuphar au lieu de nénufar c’était assimiler le mot, le franciser pour l’insérer dans notre lexique botanique et végétal. C’était une intégration à la mode de ses plats venus d’Orient que l’on ajoute à notre cuisine pour adjoindre une touche d’épices et d’exotisme. Parfois, l’exotisme consiste à franciser quand, d’autres fois, il faut au contraire orientaliser. La langue se déploie selon les goûts et les saveurs des personnes. Même en linguistique l’État veut légiférer et établir des décrets.

Voilà que l’État prétend écrire la langue, interdire les i et prohiber les chapeaux. La langue est fasciste disait Roland Barthes. Le fascisme, c’est annihiler la liberté et dire aux gens comment ils doivent penser. C’est là l’art et la magie de la gastronomie que de promouvoir la liberté des hommes et d’encourager son expression. L’art gastronomique est foncièrement libéral, parce qu’il permet l’invention, la créativité et qu’il laisse l’autonomie et le libre choix aux personnes.

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