Libéral et catholique : les fondements moraux de l’économie

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mercredi 12 septembre 2018

Le Père Robert Sirico, fondateur de l’institut Acton, est venu à Paris pour présenter la publication de son livre en français.

Il a fait une conférence à Paris le 6 septembre 2018, sur les liens entre économie et morale.

Nous publions son intervention en anglais, suivi d’une traduction en français.

Merci à Solène Tadié pour la traduction du livre et de l’intervention.

Source.

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Bien souvent, lorsque quelqu’un parle d’économie de marché ou de marchés libres, l’on pense à de l’argent, à un calcul abstrait ou à de la richesse. Il est sans aucun doute compréhensible que les finances, les équations ou autres abstractions entrent en jeu lorsque l’on procède à une analyse économique, car elles nous aident bien sûr à comprendre le monde des ressources limitées et par là même à savoir comment les utiliser au mieux.

Je crois cependant que quelque chose de bien plus fondamental et essentiel se trouve au cœur de l’économie. Fondamentalement, l’économie est le processus par lequel les êtres humains agissent des manières qu’ils estiment les plus compatibles avec leurs besoins ainsi que ceux de leurs familles.

Il est juste de se demander ce que l’économie a à voir avec la religion et la moralité. Ou encore de s’interroger sur les raisons qui ont conduit un prêtre à écrire un livre si audacieux pour offrir une défense spécifiquement morale à l’économie libre.

Si je devais tenter d’expliquer ce qui, dans une vie économique bien ordonnée, saisit mon imagination morale, je relaterais une rencontre que j’ai faite dans ma petite enfance et qui constitue la toile de fond dans ma manière de penser ces questions. Je me réfère à ma rencontre avec une voisine, Mme Schneider, dont il est question dans mon livre.

J’ai grandi dans un petit appartement du quartier de Brooklyn, à New York, situé juste en face de chez M. et Mme Schneider. Mme Schneider passait beaucoup de temps dans sa cuisine, à travailler et à faire des gâteaux. Je pouvais souvent lui parler par sa fenêtre ouverte qui était à un mètre à peine de la mienne. Je me souviens d’une splendide journée de printemps, où je me tenais à ma fenêtre, regardant une fois encore la cuisine de Mme Schneider. Celle-ci préparait quelque chose. Vêtue d’une robe à manches courtes d’un style années 50, elle assemblait des ingrédients, en les mélangeant dans un saladier. Il s’avéra qu’elle préparait des rugelachs, une pâtisserie feuilletée délicieuse provenant d’Europe de l’Est.

Le rugelach était fait de noix, de raisins secs, de cannelle, de sucre, de beurre et bien sûr de farine. Ma voisine déroulait la pâte et la découpait en petits triangles. Elle y répartissait ensuite les ingrédients mélangés et enroulait les triangles pour former des croissants. Elle les plaçait enfin sur une plaque à biscuits qu’elle glissait dans son four Wedgwood.

Bien vite, un parfum enivrant s’est diffusé de sa fenêtre jusqu’à la mienne. J’étais déjà hypnotisé par ses mouvements ondulatoires, alors qu’elle glissait gracieusement les rugelachs dans le four, et les en retirait tout aussi élégamment. Durant tout ce temps, Mme Schneider ne m’avait par regardé une seule fois. Elle était focalisée sur ses pâtisseries, jusqu’à ce qu’elle ne sorte la dernière plaque et me regarde directement en disant : « Viens, je vais te donner quelque chose à manger ».

J’ai alors escaladé le rebord de ma fenêtre et ai fait deux ou trois pas jusqu’à la sienne, tendant mes petites mains avides. Elle a déposé dessus une serviette pour y placer les rugelachs chauds et savoureux : je pouvais sentir leur parfum et leur chaleur.

Tandis que Mme Schneider s’exécutait, j’ai remarqué qu’elle avait une série de numéros bleus tatoués sur l’avant-bras. J’ignorais ce que cela pouvait bien être, et pour être tout à fait honnête, j’étais davantage absorbé par les friandises.

Je l’ai remerciée et ai regagné ma cuisine, enveloppant immédiatement mes biscuits avec soin. J’ai alors légèrement déplacé la boîte à pain, afin de les cacher derrière, à l’abri de mes frères et sœurs (les Sirico n’ont pas mis au monde des idiots !).

Ma mère effectuait des tâches à la maison ce jour-là, et ne me prêtait qu’une attention distraite dans la cuisine. Après lui avoir rapporté que Mme Schneider m’avait donné des friandises, je lui ai dit : « Maman, pourquoi Mme Schneider a-t-elle des numéros sur son bras ? ». Elle m’a fait asseoir à la table de la cuisine et m’a interrogé : « Vois-tu les westerns que tu regardes à la télévision le samedi matin, avec les cowboys qui attrapent les veaux et les marquent au fer rouge ? C’est ce que des personnes ont fait à M. et Mme Schneider. Ils pensaient les posséder, qu’ils avaient le droit de leur faire cela. C’était donc ce que signifiaient ces numéros : ils étaient « marqués au fer rouge ».

J’étais horrifié.

Et je me souviens très clairement de mon premier sentiment de dégoût, viscéral et instinctif, face à l’idée que quiconque puisse traiter un autre être humain comme un animal. Cette conversation que j’ai eue avec ma mère a façonné ma façon de percevoir tout ce qui se déroulait dans le monde à cette époque de l’histoire. Cela m’a fait voir le mouvement des droits civiques d’une tout autre façon, lorsque je voyais des jeunes être frappés par la police, ou chassés à coups de jets d’eau parce qu’ils voulaient manger dans un magasin Woolworths, lorsque je voyais les événements de Cuba, du Vietnam en guerre, ou de Chine.

Alors que je commençais à observer le monde autour de moi, je le percevais sous le prisme de la dignité inhérente à l’être humain. Durant un certain nombre de ces années, spécialement dans les années 1970, j’étais très porté sur l’activisme et la défense des droits de l’homme.

On ne peut pas dire que je la comprenais aussi bien qu’aujourd’hui, mais ma motivation première prenait racine dans une vision anthropologique. Une vision selon laquelle nous ne pouvons rien appréhender de la bonne façon si nous ne comprenons pas ce que sont les êtres humains, si nous ne comprenons pas l’anthropologie correctement, peu importe les systèmes politiques et économiques que l’on met en place. Rien de ce que nous ferons n’ira dans le bon sens en l’absence de ces éléments fondamentaux.

C’est précisément dans toutes ces expériences et dans ce qu’elles m’ont enseigné que se trouvait la semence de ce que j’allais ensuite bâtir avec l’Institut Acton. C’est devenu la pierre angulaire de toute ma compréhension des relations humaines, qui veut que les êtres humains soient dotés d’une dignité qui va au-delà de leur utilité.

Les êtres humains possèdent une dignité innée faisant partie intégrante de ce qu’ils sont, parce qu‘ils sont. Et ce que cette leçon d’anthropologie m’a appris de l’économie est que tout système que l’on pourrait qualifier de juste, ou qui serait digne de l’humain, place la personne humaine en son centre. Si les êtres humains ne sont pas (simplement) destinés à être utiles aux autres, l’économie représente néanmoins l’action que les humains accomplissent pour leur propre compte et celui de leurs familles en vue de l’amélioration et de l’épanouissement humain dans son ensemble.

Toute cette rencontre contenait donc les germes de ce qui me semble être une authentique appréhension de l’économie. Ma mère n’avait même pas son brevet des collèges mais ce jour-là, elle m’a donné ce qui restera l’une des leçons de théologie et de philosophie morales les plus profondes de ma vie. Tout remonte à ce plat de rugelachs que Mme Schneider m’a offert, ce fameux jour de printemps.

Je retrouve ces questions économiques de la liberté humaine dans le marché, le droit de la propriété privée, des contrats et autres choses similaires en tant qu’éléments intimement liés à la personne humaine, car toutes ces choses sont créées par des êtres humains pour des êtres humains, qui eux-mêmes sont créés par Dieu et façonnés à Son image. Ils se voient attribuer une vocation pour être à leur tour créatifs, productifs et responsables.

L’holocauste est, bien entendu, un mal tout à fait singulier, mais il procède de la même erreur anthropologique que toutes les autres formes de socialisme : un mépris envers l’unicité et la dignité inhérente à chaque être, envers sa capacité à faire usage de son esprit dans le monde matériel pour en extraire les ressources naturelles qui peuvent être mises au service de la famille humaine.

En termes économiques, le processus de découverte et de création s’appelle le marché. Mais ce n’est que lorsque les personnes humaines sont placées au centre du marché, en tant qu’il appartient à la fois au créateur et au bénéficiaire, que nous pouvons percevoir le potentiel moral de ce marché. Et c’est cette réalité que j’essaye de mettre en lumière dans mon livre.

J’aimerais croire qu’il n’est pas nécessaire de le dire, mais je vais le faire au cas où, et avec insistance : en proposant une défense morale de l’économie libre, je ne suis en aucun cas en train d’apporter une caution morale à tout ce qu’un marché libre produit et offre.

Ce serait plus qu’absurde ; ce serait blasphématoire. Une citation d’un de mes amis reprise dans le livre peut sans doute nous aider à mieux comprendre la nature des marchés et leur potentiel moral, de même que leur péril moral. Le regretté père Edmund Opitz, dans Religion and Capitalism : Allies, Not Enemies (Arlington House, 1970) déclare la chose suivante : « Le marché fera apparaître tous les défauts et les défaillances que les personnes, dans leur action pacifique, montreront ».

Cela signifie que notre interconnexion accrue contient un grand potentiel d’offenses à la dignité humaine. Les progrès en matière de technologie et de communication, de concert avec la mondialisation, facilitent la distribution de choses qui ne sont pas uniquement bonnes pour nous, et qui peuvent également être mauvaises. Il devient plus facile de diffuser du matériel promouvant la dégradation de la sexualité humaine, l’exploitation de la femme, ou d’encourager une perception démesurée de nos droits ainsi qu’une diminution du sentiment de responsabilité sociale.

Cependant, tous ces problèmes culturels ne vont pas sans un lot d’opportunités positives, notamment l’invitation pour les communautés religieuses à faire ce qu’elles font de mieux, à savoir guider hommes et femmes vers une conversion de vie, afin que leurs valeurs et leurs choix – y compris dans la sphère économique – reflètent leur rencontre avec la vérité de Dieu et de la nature humaine.

Puisque le christianisme est universel, nous sommes à présent en position d’étendre son message au monde entier. Cette vérité, et la communauté qui se forme autour d’elle, nous enjoint à proclamer l’absolue dignité de chaque personne humaine, de bâtir des institutions politiques, caritatives et de marché qui reflètent cette approche. Le défi qui se pose à présent est celui de savoir utiliser les opportunités que la globalisation met à notre disposition, pour une nouvelle évangélisation qui transformera positivement la culture mondiale.

Conclusion

Durant toute une partie du siècle passé, j’ai vu une idéologie s’emparer de l’imagination morale d’un grand nombre de personnes en offrant une taxonomie explicative du monde. Celle-ci soutenait qu’il existait un antagonisme fondamental ancré dans les relations humaines, lequel exigeait une lutte constante entre ceux qui possèdent les moyens de production et les travailleurs qui utilisent les moyens de production pour produire des choses.

Dans cette perspective, un tel antagonisme nécessite une lutte des classes continuelle, une véritable « guerre » qui se poursuivrait jusqu’à ce que la propriété privée des moyens de production soient collectivisés, afin d’assurer le bien-être des pauvres et des opprimés.

Une vision alternative de la réalité sociale par opposition à la lutte des classes pourrait être illustrée par le titre d’un très bon ouvrage de Frédéric Bastiat, Harmonies économiques.

Curieusement, l’une des personnes ayant le mieux réussi à identifier et à démolir l’erreur de Karl Marx n’est pas un économiste mais une religieuse, sainte Teresa de Calcutta. Dans son livre Il n’y a pas de plus grand amour (JC Lattès, 1997), cette femme, qui n’est pas non plus une théologienne, déclare simplement : « Nous ne considérons pas avoir le droit de juger les riches. Nous ne croyons pas en une lutte entre les classes, mais à une rencontre entre les classes, rencontre dans laquelle le riche sauve le pauvre, et le pauvre sauve le riche ».

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