Les oiseaux de la table

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dimanche 26 janvier 2014

Chronique gastronomique

En évoquant les oiseaux, chacun pensera, instinctivement, au film d’Hitchcock, même ceux qui ne l’ont pas vu. C’est ainsi que l’on reconnaît les films cultes, quand peuvent en parler ceux qui ne les connaissent pas. Il en va de même pour la littérature : rares sont ceux qui n’ont pas un avis sur Balzac ou sur Proust, encore plus rares sont ceux qui les ont lus. On entre dans l’éternité quand on peut parler de nous sans nous connaître.

Pourtant, les oiseaux ne sont pas qu’un film, mais aussi toute une série de volatiles qui sont capables d’orner nos tables. Les colombes, les paons, les cygnes. Nous n’en avons jamais mangé ; nos ancêtres si. C’est un peu comme les ortolans, qui sont le fruit défendu du Président. La colombe vole de livres en livres dans la Bible, depuis le Déluge jusqu’au baptême du Christ. Associé à la paix, il paraîtrait incongru, malséant même d’en consommer. Dans un pays où l’on peut rire de tout, sauf de ce qui est interdit par le gouvernement, dans un pays où l’on peut se moquer de tout, sauf de ce qui est protégé par les normes européennes, la colombe demeure, au plan gastronomique, un tabou. Même à l’époque médiévale on n’en mangeait pas, c’est peu dire. Les Italiens, champions du système D, plus encore que les Français, ont contourné l’interdit alimentaire en proposant de délicieuses colombes briochées, au parfum léger de fleur d’oranger, saupoudrées de sucre glace, que l’on consomme pour Pâques. C’est la colombe de Pâques, qui fait le régal des petits déjeuners. Comme les palais n’ont pas la patience d’attendre cette période de l’année, les industriels italiens, qui ont le sens du commerce, proposent désormais une colombe de Noël, et même une colombe pour toute l’année. Le plaisir immédiat, même pour la colombe, tue la patience de l’attente du moment opportun.

Le paon et le cygne ne se retrouvent plus sur nos tables, alors qu’ils en furent les rois, de l’Antiquité à l’époque moderne. On se souvient des textes légendaires des chroniqueurs romains qui décrivent les porteurs amenant ces oiseaux majestueux sur les tables, dont on a auparavant reconstitué le corps en replaçant les plumes et, pour le paon, la queue orgueilleuse. C’étaient des mets de fête, comme nos foies gras et nos homards aujourd’hui. Ils sont tombés en désuétude, comme tomberont aussi nos héros culinaires de maintenant ; les héros se perdent dans les brumes de naguère. C’était sacrilège que de ne pas servir de cygne à la table d’Apicius. Ce le serait que d’en servir désormais à la table de l’Élysée. Ce cirque volatile serait mal apprécié.

Imaginez que l’on tue le cygne du parc municipal pour le servir à la table du repas des anciens : le maire perdrait à coup sûr sa réélection. Le retournement des valeurs fait que, si l’on peut avorter jusqu’à tard dans sa grossesse, on ne peut pas, en revanche, tuer de cygne. Ainsi va la roue tournante de la table, ainsi vont les plaisirs et les connivences de la chair. Le paon a fait les délices de la mythologie, notamment l’aventure amoureuse de Léda et du cygne, en fait Zeus métamorphosé. Désormais Zeus, quand il va voir Léda, troque le costume de cygne pour un casque de scooter. Nos dieux mythologiques avaient, quoi qu’on en dise, le sens de la mise en scène et de la galanterie. Le paon était associé à l’orgueil : as proud as a peacock comme dise nos cousins anglais. Les chrétiens ont retourné l’étiquette et ont associé le paon à la résurrection, moyen de lui donner une allure christique et de le ramener dans le giron de la révélation. Si la résurrection s’efface de notre horizon désormais, c’est l’orgueil qui revient. La gastronomie révèle les sentiments profonds d’un peuple, plus que beaucoup de sciences sociales. On en revient donc au cygne, à cette herméneutique étrange que chantait Mallarmé, à ce signe enchaîné dans les glaces du lac, dont les ailes sans force ne pouvaient le délivrer. Ce lac dur oublié que hante sous le givre, le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui. Le cygne a déserté les mets pour occuper les mots, la table oublie la chair et maintien la littérature, pour ces volatiles autrefois rois et aujourd’hui déchus, et sans divertissement.

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