Les migrations et la liberté

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vendredi 19 août 2011

Pour une société de liberté : une immigration contrôlée

L’article de Vincent Bénard sur la libéralisation de l’émigration aborde de nombreuses questions fortes intéressantes. Comme nous sommes à Contrepoints et que nous essayons de comprendre des phénomènes compliqués nous nous permettons la publication de cet article, afin d’apporter des éclairages complémentaires sur cette question épineuse.

Pourquoi des migrations ?

Dans une société idéale les hommes pourraient changer de lieu et d’espace selon leur bon vouloir. Mais nous ne sommes pas dans cette société. Les migrations –hormis pour quelques personnes isolées- sont, la plupart du temps, la conséquence d’une catastrophe : guerre, famine, destruction de population, crise économique. Si des personnes émigrent ce n’est pas forcément parce qu’elles le veulent, c’est parce qu’elles y sont obligées. Ce peut-être les populations serbes chassées du Kosovo par une épuration ethnique, les populations maliennes, quittant leur pays pour cause de disette et de chômage, les Ivoiriens fuyant la guerre. Quand un pays connaît une émigration massive, c’est qu’il y a un problème dans ce pays. On ne peut donc pas se réjouir de ce phénomène et souhaiter qu’il soit libéralisé. Les personnes qui partent le font souvent à contre cœur, par nécessité de survie.
Favoriser les migrations ne permettra en rien d’atténuer ou d’arrêter les causes qui les ont provoquées. Ces migrations, conséquence d’un accident, sont elles-mêmes la cause d’un autre accident : elles déstabilisent le pays d’accueil des masses immigrées. Nous le voyons actuellement avec la Tunisie qui ne sait que trop faire des réfugiés Libyens, de la Côte d’Ivoire dont la population est composée au tiers de Burkinabés ayant traversés la frontière suite à une guerre, et étant eux-mêmes une des causes de la guerre en Côte d’Ivoire en 2010-2011.
Déstabilisation démographique majeure, les flux migratoires sont la cause de troubles politiques pour les pays qui ne savent pas comment gérer un tel afflux de population. Il n’est donc pas certain que l’ouverture encore accentuée puisse résoudre le problème.

L’homme n’est pas une machine

L’autre point concerne la nature de l’homme. On dit souvent que si l’on autorise l’ouverture des frontières économiques et la libre circulation des biens et des capitaux, alors il faut aussi permettre la libre circulation des personnes. Tenir ce raisonnement c’est commettre une lourde erreur anthropologique, c’est confondre la nature de l’homme et la nature d’un bien. Un homme n’est pas une machine, une table ou une valeur financière. L’exportation d’une marchandise n’est pas équivalente à l’exportation d’un être humain. Or c’est bien cette confusion qu’entretiennent les partisans de la libre circulation des hommes. Un pays pauvre devrait vendre sa population jeune et dynamique aux pays riches pour diminuer sa pression démographique et récolter le fruit du retour des capitaux envoyés par les migrants, afin de construire des écoles, des routes, des hôpitaux, pour développer le pays d’origine. C’est le même argument tenu par les partisans de l’esclavage. Et celui-ci pourrait tout à fait se justifier moralement : après tout les conditions de vie des esclaves dans les plantations américaines étaient meilleures que celles des hommes libres restés en Afrique, leur espérance de vie était supérieure, leur condition matérielle aussi. Sauf que s’il est moralement licite de vendre des écrans plats, il ne l’est pas de vendre des êtres humains. On ne peut donc pas placer la libre circulation des biens au même niveau que la libre circulation des hommes.

La culture oubliée

Les libéraux devraient veiller à ne pas se caricaturer eux-mêmes en réduisant l’homme à sa part uniquement matérielle, au risque de trouver peu de défenseurs de leurs doctrines.
Avant d’être un agent économique, l’être humain est d’abord un être de culture. Le choix rationnel n’est pas forcément celui pour lequel il optera. La fable de La Fontaine Le loup et le chien, où un loup préfère refuser le traitement d’un chien de garde et continuer à vivre libre dans les bois pour ne pas être attaché, illustre tout à fait la position des êtres humains. Ils préfèrent vivre moins bien, mais chez eux, que mieux mais ailleurs. L’être humain n’est pas un objet interchangeable que l’on peut mettre ici, là ou ailleurs ; lui faire traverser une frontière, un continent, un océan. Chaque peuple, chaque nation a sa culture, ses traditions, son charisme propre. Chaque peuple a son pays, et les paysages dans lesquels s’inscrit son pays. Il est très instructif de constater comment les enfants d’immigrés conservent la nostalgie de leur pays d’origine, même s’ils n’y sont pas nés, même s’ils n’y ont jamais été. C’est pour eux un rêve, un imaginaire, un lointain vers lequel ils veulent revenir. On ne peut pas réduire l’homme à une unité productive strictement utilitaire, comme si la langue servait seulement à communiquer, comme si la littérature n’existait pas, comme si la musique ne servait qu’à se détendre.

A cet égard il y a beaucoup à apprendre des peuples qui ont été privés de leur terre, comme les Polonais ou la diaspora juive, et de voir comment ils ont réussi à conserver et à transmettre l’amour de leur pays, de leur culture, de leurs traditions, jusqu’au jour où leur pays a de nouveau existé. Pour un Polonais il importe peu que la Pologne soit industrialisée ou qu’elle soit prospère, ce qu’il veut avant tout c’est qu’elle soit libre, c’est-à-dire indépendante du joug russe, autrichien, allemand ou soviétique.
Le phénomène culturel est trop souvent oublié par les économistes, c’est un tort car il est premier, il est la condition même du développement économique. Comme le fait d’ailleurs remarquer l’article, si la Nouvelle Zélande, la Suisse ou le Japon se sont développé sur le plan économique ce n’est pas parce qu’ils disposaient de ressources naturelles, mais parce que leur peuple était –et est- constitué d’un fort potentiel culturel qui a permis l’essor économique. Il est vrai que la culture étant une donnée immatérielle il est très difficile de la quantifier, et c’est probablement pour cela qu’elle rebute les économistes.

Les leçons de la décolonisation

Tout concourt à penser que les Européens n’ont pas compris pourquoi les peuples colonisés se sont révoltés contre eux. Là aussi, sur le plan économique, la décolonisation est une erreur. Sous l’effet des investissements, des transferts de capitaux et des constructions les peuples colonisés ont connu un accroissement économique sans précédent. Les investissements de la France dans ses colonies entre 1885 et 1940 sont ainsi estimés à 15.3 milliards d’euros de 2010 (1). S’il n’y avait pas eu la colonisation jamais ces peuples n’auraient connu un tel développement ; et de cela ils étaient parfaitement conscients. Or ils ont voulu chasser l’occupant et assurer eux-mêmes leur autodétermination. Pourquoi ? Parce que les peuples aiment être dirigés par eux-mêmes. Comme le faisaient remarquer le pape Jean XXIII dans son encyclique La paix sur la terre : « Aucun peuple ne souhaite être gouverné par un autre peuple. »

Face à ce fait, et à cette lourde permanence de l’histoire, que va-t-il arriver à nos peuples migrants qui vont d’un pays à l’autre ? Que va-t-il arriver aux pays récepteurs qui, tout comme les peuples anciennement colonisés, ne souhaitent pas être dirigés par d’autres qu’eux-mêmes ? Ce n’est pas dans l’évolution du PIB et du taux de chômage que ces questions trouveront des réponses.

Les méfaits économiques de l’esclavage

Que les migrations soient un bienfait pour l’économie, cela rester à prouver. Ce n’est pas ce que constate l’économiste et grand connaisseur de l’Afrique Jean-Paul Gourévitch qui, dans une étude publiée par Contribuables associés, évalue le coût –recettes moins dépenses- de l’émigration à 30,4 milliards d’euros par an, soit 1.5% du PIB de la France. Quand on dénombre donc ce que l’émigration rapporte et ce qu’elle coûte à la France, notre pays se trouve avec un déficit de plus de 30 milliards d’euros. Les bienfaits économiques de l’émigration ne semblent donc pas au rendez-vous (2).

L’argument de la main d’œuvre malléable et bon marché ne tient pas non plus. L’histoire nous apprend beaucoup sur ce sujet. La France a effectivement fait venir des travailleurs d’Afrique du Nord pour pallier le besoin de main d’œuvre dans ses usines au cours des années 1950-1960. Sauf que les patrons ont vite déchanté face à cette main d’œuvre moins productive et de moins bonne qualité. Ainsi, en 1957, il y avait 300 000 travailleurs algériens en France, dont 100 000 étaient au chômage (3). Etait-il bien nécessaire de les faire venir en métropole pour ne pas pouvoir leur donner de travail ? La main d’œuvre immigrée n’est pas moins chère, au contraire : étant moins productive elle coûte davantage. A la verrerie de La Senia, en Algérie, à la fin des années 1950, il faut 182 employés pour produire ce que 147 personnes font en France, soit un quart de plus. Les verreries algériennes coûtaient 37% plus chères que les françaises à Saint-Gobain. Où est alors le bienfait économique ?

Et dans quelle mesure cette main d’œuvre abondante et moins payée est-elle responsable de l’incapacité à surmonter la crise des années 1975 ? Cette présence salariale n’a pas incité les industries automobiles, textiles et sidérurgiques à augmenter leur productivité et à investir dans de nouvelles machines plus performantes. A quoi bon puisqu’il y avait la main d’œuvre immigrée bon marchée ? Nous en voyons le résultat : les entreprises françaises ont dû fermer, n’étant pas en mesure de soutenir la concurrence internationale. La main d’œuvre immigrée n’est pas la seule cause, c’est un des facteurs de ces fermetures.

A cet égard il est éclairant de relire le chapitre de La démocratie en Amérique de Tocqueville où celui-ci, traversant l’Ohio, constate les méfaits économiques de l’esclavage.

« À mesure qu’on avançait, on commençait donc à entrevoir que la servitude, si cruelle à l’esclave, était funeste au maître. Mais cette vérité reçut sa dernière démonstration lorsqu’on fut parvenu sur les bords de l’Ohio.
Le fleuve que les Indiens avaient nommé par excellence l’Ohio, ou la Belle-Rivière, arrose de ses eaux l’une des plus magnifiques vallées dont l’homme ait jamais fait son séjour. Sur les deux rives de l’Ohio s’étendent des terrains ondulés, où le sol offre chaque jour au laboureur d’inépuisables trésors : sur les deux rives, l’air est également sain et le climat tempéré ; chacune d’elles forme l’extrême frontière d’un vaste État : celui qui suit à gauche les mille sinuosités que décrit l’Ohio dans son cours se nomme le Kentucky ; l’autre a emprunté son nom au fleuve lui-même. Les deux États ne diffèrent que dans un seul point : le K entucky a admis des esclaves, l’État de l’Ohio les a tous rejetés de son sein.
Le voyageur qui, placé au milieu de l’Ohio, se laisse entraîner par le courant jusqu’à l’embouchure du fleuve dans le Mississipi, navigue donc pour ainsi dire entre la liberté et la servitude ; et il n’a qu’à jeter autour de lui ses regards pour juger en un instant laquelle est la plus favorable à l’humanité.

Sur la rive gauche du fleuve, la population est clairsemée ; de temps en temps on aperçoit une troupe d’esclaves parcourant d’un air insouciant des champs à moitié déserts ; la forêt primitive reparaît sans cesse ; on dirait que la société est endormie ; l’homme semble oisif, la nature offre l’image de l’activité et de la vie.
De la rive droite s’élève au contraire une rumeur confuse qui proclame au loin la présence de l’industrie ; de riches moissons couvrent les champs ; d’élégantes demeures annoncent le goût et les soins du laboureur ; de toutes parts l’aisance se révèle ; l’homme paraît riche et content : il travaille. (. . .)
Il est vrai que dans le Kentucky les maîtres font travailler les esclaves sans être obligés de les payer, mais ils tirent peu de fruits de leurs efforts, tandis que l’argent qu’ils donneraient aux ouvriers libres se retrouverait avec usure dans le prix de leurs travaux. » (4)

Ce que décrit Alexis de Tocqueville est tout simplement la base même du capitalisme : la liberté salariale et l’ardeur au travail sont plus récompensées que l’obligation et la servitude.

Les migrations et la propriété privée

Enfin, il est une autre question soulevée par les migrations, c’est celle de leur atteinte à la propriété privée. Les pays fonctionnent comme des maisons, ils sont la propriété privée du peuple qui les occupe. Imagine-t-on un commissaire politique venir dans la ferme d’un humble paysan pour lui saisir ses terres et sa grange ? C’est une violation indiscutable de la propriété privée, contraire à l’essence même du libéralisme. De même, des étrangers qui viennent s’installer dans un autre pays, sans le consentement des autochtones, violent le principe de la propriété privée, dans le sens où ils s’approprient un bien –ici un territoire- qui n’est pas le leur. Nous savons que l’atteinte à la propriété privée –lorsque celle-ci touche des terres, des entreprises, des capitaux- engendre de graves maux économiques. Pourquoi n’en serait-il pas de même lorsque l’atteinte est portée à des pays et à des nations libres ?

L’extrême difficulté de la régulation

Maintenant, convenons-en, il est particulièrement difficile de réguler et de contrôler les flux migratoires, ceux-ci passent comme de l’eau entre les mains. Mais ce n’est pas impossible. D’autant que la plupart sont le fait des mafias, qui exploitent la misère des populations, au mépris des personnes qu’elles font passer. La responsabilité des gouvernants est de mettre un terme à ce trafic d’humains.

Quoi qu’il en soit, il est indubitable que la question migratoire est la grande question de ce début de siècle, d’autant plus grande qu’elle touche à l’homme et au respect dû à chaque personne. Cette question ayant déjà engendrée, en Afrique, en Asie et même en Europe, des guerres et des morts, il est d’autant plus nécessaire de la traiter avec sens de la mesure, rigueur et sérieux.

Notes
(1) Bernard Lugan, Pour en finir avec la colonisation, Editions du Rocher, 2006.
(2) Jean-Paul Gourévitch, Le coût de la politique migratoire de la France, Contribuables associés, n°23, mars 2010.
(3) Bernard Lugan, Pour en finir avec la colonisation, Editions du Rocher, 2006.
(4) Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome 1, 2e partie, chapitre X.

Article publié dans le cadre d’une discussion dans la revue Contrepoints.

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