Les mémoires de Churchill

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vendredi 18 mai 2012

Entretien avec François Kersaudy au sujet de la publication des mémoires de guerre de Winston Churchill.

JBN : Dans quel contexte ont-été écrits ces mémoires ? Sont-ils une source fiable pour l’historien ?

François Kersaudy : Ces Mémoires ont été écrits pour l’essentiel entre 1948 et 1951, lorsque Churchill était revenu dans l’opposition. Ils couvrent l’ensemble de la Seconde Guerre mondiale, et sans être entièrement fiables, ils sont pour l’historien une source essentielle, au même titre que ceux du général de Gaulle - voire davantage, car Churchill ayant été l’un des trois grands, il a pu connaître bien plus de choses au niveau de la conduite suprême de la guerre. Si ces Mémoires ne sont pas toujours fiables, c’est parce que Churchill ne pouvait pas tout dire, parce qu’il avait parfois tendance à exagérer son rôle, à minimiser celui des autres et à oublier ses faiblesses - autant de traits assez répandus chez ceux qui ont voulu faire l’histoire et la raconter à la fois.

JBN : Comment ces mémoires ont été écrits ? Quelle est l’implication personnelle de Churchill et le rôle des assistants sur lesquels il s’est appuyé ?

François Kersaudy : Ces Mémoires de Guerre ont été écrits dans des conditions particulières, et en plusieurs couches, si l’on peut dire : ayant bien d’autres occupations, même dans l’opposition, Churchill s’est appuyé sur une demi-douzaine d’assistants, fort capables au demeurant, chargés des recherches et de la rédaction des canevas de chaque chapitre ; à cela s’ajoutaient les souvenirs de guerre dictés par le grand homme, ainsi que des quantités de documents d’archives, qui auraient dû rester secrets pendant trente ans au moins, mais que le gouvernement travailliste avait autorisé Churchill à utiliser. Enfin, une fois tous ces éléments assemblés, sir Winston a « churchillisé » l’ensemble, ce qui en a fait un chef d’œuvre, en raison du style très particulier de cet écrivain compulsif - et remarquablement talentueux. On ne s’en est pas aperçu en France à l’époque, parce que la traduction française avait été affreusement bâclée. L’actuelle traduction tente de restaurer le style inimitable de sir Winston, grâce à quoi on comprendra sans doute pourquoi il s’est vu attribuer le prix Nobel de littérature…

JBN : Churchill fait un parallèle entre le communisme et le nazisme en considérant qu’ils ont la même origine. Cette vision des choses peut surprendre, qu’en pense l’historien ?

François Kersaudy : Il est exact que Churchill a toujours tracé un parallèle entre communisme et nazisme, du fait de leur caractère totalitaire, de leur mépris pour les droits fondamentaux de l’être humain et de leur extrême dangerosité pour les pays libres - à commencer naturellement par la Grande-Bretagne, son empire et l’ensemble de l’Europe. Toutefois, ce vieil ennemi du bolchevisme a considéré dès 1933 que le nazisme représentait le danger le plus grave, auquel il convenait de s’opposer en priorité absolue. Lorsque l’URSS a été attaquée par l’Allemagne en juin 1941, Churchill a confié à son entourage : « Si Hitler envahissait l’enfer, je mentionnerais au moins le diable en termes favorables à la Chambre des communes ! » Une fois le nazisme vaincu - et même un peu avant -, Churchill a compris tout le danger que représentait le communisme triomphant pour la liberté de l’Europe et du monde, et il s’est employé à en convaincre ses compatriotes, ainsi que ses alliés américains. Mais il n’a pas été vraiment écouté avant 1947.

JBN : Churchill apparaît comme un homme fort, au caractère solide, pourtant il semble s’être laissé subjuguer par Roosevelt, au point de soumettre le Royaume-Uni aux décisions américaines. Comment cela a-t-il été possible, et pourquoi s’est-il laissé imposer les accords de Yalta ?

François Kersaudy : Les archives comme les témoignages montrent bien que Churchill ne s’est laissé subjuguer par Roosevelt qu’en apparence - l’inverse étant d’ailleurs tout aussi vrai. En réalité, ce sont les Américains qui se sont soumis aux plans stratégiques britanniques jusqu’à la fin de 1942. Si, à partir de l’été 1943 et jusqu’à la fin de la guerre, Churchill s’est incliné devant la plupart des décisions américaines, c’est en raison de l’énorme prépondérance économique et militaire des Etats-Unis, qu’il était impossible de négliger. A cette époque, la Grande-Bretagne, plus faible militairement, presque ruinée économiquement, et entièrement dépendante de l’aide économique et militaire américaine, n’avait d’autre choix que de se subordonnner aux Etats-Unis. A Yalta, Churchill représentait une armée et une capacité industrielle infiniment moins puissantes que celles de l’URSS et des Etats-Unis, et sa marge de manœuvre s’en trouvait réduite d’autant. Ajoutez à cela que l’armée soviétique campait déjà sur une bonne partie de l’Europe centrale, ce à quoi Churchill ne pouvait rien changer en concluant des accords, si avantageux soient-ils - d’autant qu’il n’avait même pas le soutien de Roosevelt, paralysé par ses illusions sur la politique soviétique et par la dégradation rapide de son état de santé.

JBN : Et avec Staline qu’elles sont exactement ses relations ? A-t-il compris sa personnalité et le danger qu’il y avait à lui laisser occuper l’Europe de l’Est ?

François Kersaudy : Les relations de Churchill avec Staline sont complexes : il est tout à fait conscient d’avoir affaire à un tyran déguisé en maréchal, et il sait parfaitement de quoi l’homme est capable depuis les procès de Moscou, Katyn, Varsovie, etc. Toutefois, il a besoin de l’URSS, qui retient sur le front de l’Est plus de 300 divisions allemandes, tandis que les Anglo-Américains n’en affronteront jamais plus d’une trentaine, depuis l’Afrique du Nord jusqu’à la Normandie en passant par l’Italie. Cela mérite donc un certain respect, ainsi qu’une aide matérielle considérable. A cela s’ajoute que lors de ses visites à Moscou en 1942 et 1944, Churchill a pensé pouvoir établir des relations d’amitié et de confiance avec Staline, comparables à celles qu’il entretenait avec Roosevelt ; pure illusion, bien sûr, mais Churchill avait une tendance certaine à prendre ses désirs pour des réalités. A quoi il faut ajouter que Staline était capable de charmer n’importe qui lorsqu’il s’en donnait la peine… Churchill a parfaitement compris le danger qu’il y avait à laisser les Soviétiques occuper l’Europe de l’Est, mais il n’avait aucun moyen de s’y opposer, sauf à déclencher une Troisième Guerre mondiale, ce qui était inimaginable au sortir de la Seconde - même s’il y a pensé un bref instant.

JBN : Que reste-t-il aujourd’hui de Churchill dans la politique anglaise ? A-t-il encore une influence ?

François Kersaudy : Ce qui reste de Churchill dans la politique anglaise, c’est à peu près ce qui reste du général de Gaulle dans la politique française : un souvenir de grandeur, de fermeté, de résistance à la tyrannie même lorsqu’elle paraît invincible. Le churchillisme sans Churchill, c’est un peu le civet sans le lièvre, mais les grands hommes finissent toujours par inspirer certains de leurs successeurs : lors de l’affaire des Malouines, Margaret Thatcher s’est demandé ce qu’aurait fait Churchill à sa place, et elle a tenu tête au dictateur argentin - avec les résultats que l’on connaît. L’autre souvenir de Churchill, allant plutôt en sens inverse, c’est un certain suivisme vis-à-vis des Etats-Unis - ce qui n’a pas vraiment porté bonheur à Tony Blair lors de l’affaire irakienne…

François Kersaudy est Professeur à l’Université Paris I. Il a publié une biographie de Churchill aux éditions Tallandier.
Winston Churchill, Mémoires de guerre 1919-1941, Tallandier, 2009, 29€.

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