Le Marius de Pagnol

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mercredi 16 juin 2010

Les classiques, il ne s’agit pas d’en connaître le nom ; il faut aussi les lire et en connaître le texte. Marius de Pagnol est probablement une des pièces les plus connues du répertoire français, et en même temps une des plus méconnues. Déjà beaucoup pensent au célèbre film, sortie en 1931, en oubliant que ce fut d’abord une pièce, parue en 1929. Pour beaucoup Marius c’est Marseille. C’est l’accent du Bar de la Marine, et des scènes fameuses : la recette du picon-citron-curaçao qui comporte quatre tiers, dont un grand tiers d’eau : « Mais, imbécile, ça dépend de la grosseur des tiers ! ». On pourrait en venir à penser que Marius est une comédie, une pièce drôle et gaie. Il est vrai que la scène anthologique de la partie de manille est particulièrement drôle, et le célèbre « Tu me fends le cœur » est désormais gravé dans le répertoire français.

Pourtant Marius est un drame, une histoire terrible d’amour qui n’ose se dire, d’amour qui reste cachée, une histoire marquée par le poids des conventions sociales. Marius aime Fanny, et Fanny aime Marius. Leur mariage est prévu, mais Fanny hésite, elle préférerait épouser le vieux Maître Panisse, avec son commerce qui rapporte, ses employés, ses bonnes et son automobile. Quant à Marius il ressent l’appel de la mer, veut s’engager sur un bateau et partir au-delà des mers du Sud. Leurs amours culminent dans quelques nuits volées, et explosent quand, alors que le mariage est décidé, Marius s’enfuit du bar, s’enfuit de sa vie, pour s’échapper sur un bateau, abandonnant à quai sa fiancée et un enfant qu’il ignore. Le drame de la pièce ne réside pas dans cet amour qui ne peut se vivre, il se trouve dans la vie de ces deux êtres dont l’existence n’a pas de sens et qui ne sont tenus encore que par les conventions sociales. Derrière les rires et l’ambiance marseillaise, il y a le vide, bien plus, le néant. Ces gens qui fréquentent le bar de la Marine, M. Brun, Panisse, Escartefigue, ont-ils autre chose à faire de leur journée que de boire et de jouer aux cartes ? Le génie de Pagnol est grand, ses lettres sont belles, mais ses personnages, dénués de toutes sources, sont des êtres dont la vie n’a ni fin ni sens.

Un des grands soucis de la mère de Fanny, Honorine, c’est que sa fille fréquente un peu trop les garçons. Elle craint les rumeurs et les qu’en dira-t-on, elle craint que Fanny ne devienne comme sa tante Zoé, qui travaillait à la fabrique d’allumette et qui, couchant avec un beau marin, s’est trouvée répudiée par la famille. « L’honneur, c’est comme les allumettes, ça ne sert qu’une fois », dit César à Marius. Mais les allumettes sont en bois, et l’honneur, sur quoi se fonde-t-il ? C’est beau de demander aux enfants d’être fidèle jusqu’à leur mariage, mais sur quoi se fonde cette fidélité ? Sur quelle morale ? Quand on est chrétien on peut expliquer à un enfant qu’il doit rester fidèle par amour pour sa future épouse, par amour pour Dieu, qu’il ne doit pas disperser et gâcher les forces de la vie. Quand on n’est pas chrétien, quel fondement moral peut-on trouver à cette règle ? Aucune. Alors demeure la règle mais non pas sa justification. Donc la règle finit par disparaître. Fanny a 19 ans en 1929. Son fils aura 20 ans en 1949. Son petit-fils 20 ans en 1968. La pression morale a tenu pour Honorine, elle a tenu pour Fanny, elle commencera à se disloquer pour Césarion, et, en 1968, il n’y aura plus rien. « Marcel Pagnol reçoit une éducation classique et républicaine teintée d’anticléricalisme » peut-on lire dans la biographie du site internet qui lui est dédié. Eduqué à l’école de la laïque, fils lui-même d’un instituteur, on a dû lui inculquer le sens de la morale de ce début de XXe siècle, morale républicaine qui se retrouve dans les propos d’Honorine quand celle-ci a découvert que Fanny et Marius se voyaient fréquemment : « Eh bien, c’est du propre ! Après ma sœur Zoé, il ne nous manquait plus qu’un petit bâtard ! Tu peux le lui dire à ton Marius, il faut qu’il te demande avant ce soir, tu entends ? Il a voulu te voir dormir, eh bien maintenant qu’il t’épouse ! A l’église et à la mairie et au galop ! Et s’il ne veut pas tant pis pour toi : tu iras dire oui à Panisse ! Quand tu seras mariée, tu feras tout ce que tu voudras, mais au moins tu auras sauvé l’honneur ! Sinon, ce n’est plus la peine que tu rentres à la maison. Je ne veux plus te voir, tu n’es plus ma fille. Je m’enferme à clef dans ma chambre, et je me laisse mourir de larmes ! »

Ces propos ne sont pas drôles, Marius n’est pas une comédie, mais bien une tragédie. Ces propos sont même choquants : comment une mère peut-elle dire à sa fille qu’elle l’a renie, qu’elle ne veut plus la voir ? Comment aussi peut-on dire qu’avant le mariage il faut être irréprochable, mais qu’ensuite « tu feras tout ce que tu voudras » ? C’est-à-dire que tu pourras tromper ton mari, et « le faire cocu » comme c’est le cas pour la plupart des personnages de cette pièce. Comment peut-on justifier la fidélité avant le mariage, mais pas après ? Parce que justement il n’y a aucune justification, seulement des habitus sociaux. Pour l’instant cela tient, jusqu’au jour où tout saute, parce qu’une morale républicaine coupée de la vérité n’est plus qu’un carcan de fer.

Mais le plus triste des personnages c’est bien ce pauvre Marius, qui passe sa journée derrière le bar, à essuyer des verres et à préparer des boissons, en rêvant de grand large et d’aventure. Il part et il revient -trop tard- se rendant compte ensuite qu’il a abandonné sa femme et son fils. Il rêvait d’aventures et de grands larges, et dans César nous le trouvons mécanicien dans un garage de Toulon, aimant encore Fanny, ne voyant pas son fils. Marius est l’archétype même de l’homme dont la vie n’a aucun sens, et l’on se dit qu’il eût mieux valu pour lui qu’il se jette dans le port plutôt que dans un bateau. Pourquoi cette vie n’a pas de sens ? Parce qu’on en a retiré toute origine et toute fin. Marius est un garçon plein d’idéal qui a brûlé sa vie. A bien des égards il explique pourquoi le suicide est la deuxième cause de mortalité chez les 15-25 ans en France, et pourquoi la France est le pays de l’OCDE qui compte le plus de suicides. Quand la vie n’a pas de sens, la mort est le seul horizon. Marius est un vrai drame, le drame tragique d’une existence dénuée de sens. Certes il y a le soleil, il y a les apéritifs et les jeux de cartes, il y a la mer et le mistral et les cigales qui chantent, mais à ces hommes il leur manque l’essentiel : une explication sur le sens de la vie. Et c’est pour cela que l’on voit que ces êtres, comme des papillons ivres qui butent aux fenêtres, se consument lentement, dans le malheur et dans l’effroi.

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