Le Figaro : Entretien sur la Monarchie de Juillet

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samedi 19 mai 2018

Je réponds aux questions du Figaro sur la Monarchie de Juillet et le libéralisme.

Un livre à la gloire de la Monarchie de Juillet… ce n’est pas fréquent ! Beaucoup au contraire se réjouissent que cette « parenthèse » de notre histoire ait vite été refermée. Ne portez-vous pas un regard trop indulgent sur le règne de Louis-Philippe ?

Louis-Philippe a réussi une prouesse : concilier les déchirures françaises nées des guerres civiles révolutionnaires, unir le meilleur de l’Ancien régime et de la Révolution, créer un régime politique qui respecte les libertés fondamentales. Par sa personne, il amalgame l’histoire de France : la tradition monarchique d’une part, les idéaux de la Révolution d’autre part, puisqu’il a combattu auprès de Dumouriez et qu’il a soutenu la première révolution, celle de 1789. Sous son règne, la France retrouve sa place d’équilibre dans le concert de l’Europe et l’économie repart. Et comment ne pas aimer une période qui condense autant de brillants esprits : Chopin, Balzac, Tocqueville, pour ne citer que les principaux.

Votre livre tend à démontrer que ces dix-huit années ont été en France l’apogée du libéralisme. C’est aussi à ce moment qu’est né le socialisme : vous dites vous-même que le marxisme est né… à Paris ! Le socialisme n’a-t-il pas justement prospéré sur les infortunes du libéralisme, qui n’a pu prospérer que sur le dos d’une classe servile ? La liberté au détriment de l’égalité, en somme ?

Comme la remarquablement démontré Tocqueville, la route de la liberté conduit à l’égalité ; mais la route de l’égalité conduit à la servitude. La Monarchie de Juillet voit ses deux courants s’affronter, socialisme et défense des libertés, affrontement illustré par l’opposition des frères Blanqui, Auguste le socialiste, Adolphe le libéral.

Les socialistes réactivent sans cesse le mythe révolutionnaire, l’idée que c’est par la lutte, la guerre civile et la révolution que l’on arrache le progrès social aux riches. L’avantage des socialistes est que la démagogie paye plus que l’exigence. Il est plus facile d’attirer les foules en leur promettant de vivre par le vol des autres, par la redistribution ou par l’impôt, que par le travail et par l’épargne comme l’a fait Guizot.

La classe servile que vous évoquez n’a cessé de diminuer, justement par l’essor de la productivité et de la mécanisation qui amène davantage de richesses et un accès plus grand aux biens matériels. En 1830, nous sommes au tout début d’un phénomène (qui arrivera à son terme vers 1990) que Jean Fourastié a appelé la période transitoire. La mortalité commence à reculer, la nourriture s’améliore, les conditions de travail à l’usine sont moins éprouvantes que les travaux des champs, n’en déplaise aux nostalgiques de la société agrarienne.

Nous ne sommes pas encore au temps de Pasteur et des progrès fulgurants de la médecine, ni de l’électricité et de l’eau courante, mais nous sommes au début de cette rupture fondamentale de l’humanité où l’on passe d’une société de pénurie à une société d’abondance, d’une société de mort à une société de vie. Il n’y a plus de famine en France et les conditions matérielles s’améliorent. En conséquence, les enfants ont moins besoin de travailler aux champs ; ils peuvent donc aller à l’école. Grâce aux lois Guizot (1833) puis Falloux (1850), toutes les communes de France sont dotées d’une école, laquelle est gratuite pour les pauvres. La France a été scolarisée bien avant Jules Ferry.

Plus qu’un livre d’histoire, votre essai ressemble à un livre de combat… à moins que les deux ne soient intimement liés ? Le discours de l’historien peut-il être parfaitement impartial, et échapper à l’idéologie ?

Un livre n’est jamais impartial, parce que l’on traite toujours d’un sujet qui nous plaît ou bien qui correspond à un besoin présent. Tout livre d’histoire est marqué par les combats de son temps. L’histoire n’est pas une science éthérée et aphone : elle est maîtresse de vie et vise à nourrir la réflexion et l’action des contemporains. Elle doit leur parler et les aider à avancer. Mais la partialité n’est pas l’idéologie, à partir du moment où elle s’appuie sur les faits et où elle fait appel à la raison et à la réflexion. C’est pour cela que je consacre un chapitre à l’histoire des vaches, que je traite de l’évolution du prix du pain et de la farine, que j’analyse l’épidémie de choléra de 1832.

Ce n’est pas anecdotique, mais central. On ne comprend une société et ses évolutions qu’en étudiant comment les gens se nourrissent, se vêtissent, abordent la mort et leur rapport à la culture. Ici, nous ne sommes pas dans les idées, mais bien dans les faits. « La liberté n’est assurée et régulière que chez un peuple assez éclairé pour écouter en toutes circonstances la voix de la raison », nous dit Guizot. Voilà une belle définition du libéralisme.

Selon vous, une société libérale fondée sur le droit fait la part belle au rayonnement culturel : en quoi la parenthèse de la Monarchie de Juillet en est-elle l’illustration ?

L’art a besoin de la liberté pour se développer. Seules les sociétés libres produisent de grands artistes et de grands mouvements culturels. Il n’y a rien de tel sous la Révolution et sous l’Empire où règne la terreur politique et policière. Le romantisme est l’enfant de la Restauration et se poursuit sous Juillet. L’opéra et la musique y ont une place centrale. Chopin, Liszt, Berlioz sont les grands compositeurs de la période. Balzac domine l’époque de son immense comédie. Les Orléans sont de grands mécènes. On doit le Chantilly actuel au duc d’Aumale et Louis-Philippe est l’inventeur de Versailles, qu’il a restauré et sauvé de la destruction. C’est justement qu’une exposition à Versailles lui sera consacrée à l’automne.

Lorsque vous écrivez en conclusion que les réactionnaires rêvent « d’une société qui n’a jamais existé » et « croient au mythe de l’âge d’or et à l’homme providentiel », on est fortement tenté de vous retourner ce reproche ! Ne regardez-vous pas, précisément, Juillet comme un âge d’or du libéralisme « à la française » ?

Une époque où les prélèvements obligatoires ne volent pas près de 60 % des revenus, où l’administration n’est pas tentaculaire, où l’État n’impose pas son monopole à l’école, où il n’y a pas un État providence, mais subsidiaire ; cela est quand même très attrayant. Et puis, à l’époque, la droite ne validait ni ne défendait les thèses socialistes comme aujourd’hui. Cette famille électorale ne cesse de vanter l’égalité au détriment de la liberté, et semble bien incapable de penser la place de la personne dans la société et la défense des droits naturels. Elle aurait intérêt à lire et à citer davantage Bastiat et Tocqueville. Ou à reprendre Raymond Aron et Jean Fourastié.

Une époque où le marxisme n’avait pas encore imbibé les esprits fait forcément un peu rêver. Mais pour les conditions matérielles et sociales, bien inférieures à celles d’aujourd’hui, il n’y a aucune tentation d’un retour à Juillet. Les libéraux essayent toujours de tisser la trame des siècles et de faire la synthèse du meilleur de chaque époque.

Si le respect des droits précède la société, comment éviter une fuite en avant individualiste, comme aujourd’hui avec la montée des revendications des minorités qui réclament toujours plus de droits ? Une société purement libérale est-elle capable d’enrayer la montée des communautarismes ?

Cette question est fondamentale. Le libéralisme est d’abord et avant tout une pensée du droit, pas une pensée économique. Mais penser le droit a des conséquences dans l’économie, la diplomatie, la culture, etc. Les libéraux défendent l’ordre spontané et l’harmonie sociale fondés sur le respect des droits naturels, desquels découlent les droits positifs. Une des meilleures définitions de la liberté qui soit est celle de Tocqueville dans L’Ancien Régime et la Révolution : « C’est le plaisir de pouvoir parler, agir, respirer sans contrainte, sous le seul gouvernement de Dieu et des lois. » La liberté n’est pas la licence puisque, vivant sous le gouvernement de Dieu et des lois, elle se fonde sur les droits naturels et les droits positifs. La liberté est par ailleurs toujours au pluriel, parce que la liberté au singulier devient totalitaire.

Les libéraux placent la personne au centre de la société. À partir de là, la personne étant un être de relations, par le jeu des échanges, la catallaxie, la personne fonde une famille. L’association des familles donne la nation, et l’association des nations les relations internationales. C’est du respect des libertés et des personnes que naît et survit la communauté, meilleur rempart à la fragmentation individualiste.

Les socialistes ont usurpé le nom de liberté et leur libéralisme est un constructivisme. Pour eux, il s’agit de construire un homme sans cesse nouveau, détaché de son histoire, de sa tradition et de sa famille, un individu toujours tournoyant sur lui-même, soumis à l’État sans aucune médiation. C’est de l’État providence que naît le communautarisme, non du libéralisme. L’État providence est un système social fondé sur la redistribution obligatoire, que l’on a baptisée justice sociale pour pervertir le sens des mots. À partir du moment où l’on prend à certains pour donner à d’autres, chacun veut être du côté de la redistribution et non des prélèvements. Cela oblige non seulement à mentir ou à biaiser, mais aussi à se présenter comme la minorité opprimée qui a droit aux aides de l’État ; argent forcément pris au riche, forcément coupable. De là naissent les communautés qui se battent pour prendre le manche de l’État, puisque tenir l’État, c’est diriger vers soi les mannes de la redistribution.

C’est un mythe que de croire à l’impartialité de l’État et à la défense de l’intérêt général par celui-ci, « grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde », pour reprendre la juste définition de Bastiat. Le culte de l’État en France est de l’ordre du religieux archaïque et correspond exactement aux analyses de René Girard : désir mimétique, sacrifice rituel (celui des « riches » sacrifiés pour les « pauvres »), montée aux extrêmes. Même la république a dépassé le cadre d’un simple régime politique parmi d’autres, pour devenir une religion politique. C’est une sorte de déesse qui combat les communautarismes, mais qui a besoin d’eux pour exister, car il lui est nécessaire de fragmenter la société et d’individualiser les personnes pour justifier ensuite son existence : celle d’être la grande conciliatrice. Le droit positif ne repose plus sur le droit naturel, mais sur la volonté individuelle, c’est-à-dire le relativisme moral.

« C’est de l’accroissement de la productivité que viennent le progrès économique et social, le développement des richesses et la réduction des inégalités ». D’aucuns parleraient de « ruissellement » ! La France de Juillet est-elle le laboratoire historique de la politique d’Emmanuel Macron ?

Absolument pas ! Emmanuel Macron est dans la continuité de la pensée technocratique française. Huit impôts et taxes nouveaux en huit mois, c’est une banale politique étatiste, sûrement pas libérale. Avec la suppression de la taxe d’habitation, qui aura pour effet d’affaiblir les collectivités locales, ou le prélèvement à la source, qui renforce la Stasi fiscale, nous ne sommes pas dans la primauté accordée aux personnes, mais dans la mainmise toujours plus grande de l’État sur les libertés.

Il y a au moins une grande différence entre Emmanuel Macron et Louis-Philippe : le dernier n’est presque jamais évoqué dans votre livre, tandis qu’Emmanuel Macron semble étouffer tous ses collaborateurs et les membres de sa majorité. Qui seront les Thiers, les Guizot et autres Bastiat de l’ère Macron ?

Au gouvernement, on n’en trouvera pas beaucoup. Thiers, Guizot et Bastiat sont des intellectuels, de grands historiens pour les deux premiers. Rien à voir avec les technocrates de l’actuel gouvernement bien souvent incapables de penser l’ordre spontané de la société. La qualité d’un grand chef d’État, c’est de savoir s’entourer de ministres de grande valeur. C’est la marque que celui-ci maîtrise deux vertus indispensables au commandement : la magnanimité et l’humilité. En ayant comme ministre Guizot, Broglie, Thiers, Laffite ou le baron Louis, tous des hommes d’exception, Louis-Philippe s’inscrit parmi les grands chefs d’État de la France.

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