La grève des verriers de Carmaux (1895) 2/2

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samedi 26 avril 2014

Suite de l’analyse de la grève des verriers de Carmaux en 1895.

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La création de la Verrerie Ouvrière d’Albi

Pour leur donner du travail, Jean Jaurès décide de créer une verrerie gérée par les ouvriers, selon les principes socialistes. Le 26 octobre 1896 est créée la Verrerie ouvrière d’Albi (VOA), ouvert grâce à une levée de fonds menée par une souscription nationale. Jaurès a réussi son défi : il a créé une verrerie gérée par la classe ouvrière. Le pari politique est lui moins bien tenu, puisque Jaurès est battu aux élections législatives de 1898 Ludovic de Solages.

Les conséquences d’une grève

De cette grève, plusieurs points peuvent être conclus.

Le premier est le développement du phénomène socialiste, dont le mouvement politique est en plein essor. C’est sur l’aile gauche qu’il mord le plus, reléguant les républicains vers le centre puis vers la droite, dans un mouvement dextrogyre bien analysé par l’ensemble des historiens de la vie politique. L’ancienne droite monarchiste n’existe pratiquement plus dans les années 1890-1900 ; vingt-cinq ans après l’échec de la restauration monarchique, la nouvelle génération s’est accommodée de la république. Pour preuve, Ludovic de Solages, député monarchiste à ses débuts, est un républicain conservateur quand il entre de nouveau à la Chambre en 1898.
Les socialistes ne sont pas encore en état de gouverner la France, mais ils sont de plus en plus influents. Les débats idéologiques sont forts au sein de ce mouvement, notamment pour savoir s’il faut arriver aux responsabilités gouvernementales par l’élection ou par la révolution. La grève de 1895 fait de l’action directe et de la lutte sociale le ressort habituel des revendications et des avancées sociales. C’est par la lutte que l’ouvrier doit arracher de meilleures conditions de vie. À aucun moment il ne vient à l’idée des socialistes que la négociation pourrait être un moyen d’action.

Le deuxième porte justement sur les causes de l’amélioration des conditions de vie. Les patrons, comme ici Rességuier et Solages, ont beaucoup œuvré à l’amélioration de la condition ouvrière. Mais c’est une amélioration silencieuse, une « révolution invisible » pour reprendre la formule de Jean Fourastié au sujet des trente glorieuses. Les années 1870-1900 sont une période glorieuse pour la France, même si les Français ne s’en rendent pas compte. Le pouvoir d’achat augmente, les conditions de vie des plus modestes s’améliorent, l’industrie se perfectionne et le travail devient de moins en moins pénible, grâce à l’effort de mécanisation.

Dans les années 1910-1930, la famille Solages bâtit une cité ouvrière moderne pour ses mineurs. Construction de maisons avec jardinets pour loger les familles, édification d’un hôpital et de parcs, financement d’écoles, Carmaux est une ville ouvrière modèle. La plupart des bâtiments sont encore visibles aujourd’hui et encore en activité, notamment les cités ouvrières. C’est l’action patronale qui a œuvré à l’amélioration des conditions de vie, sans jamais utiliser l’action de l’État. C’est ce que les détracteurs de ce système ont appelé le paternalisme, avec une pointe d’ironie mêlée à de la condescendance. Il n’est pas certain que ce système soit pire que celui de l’État-providence.

La véritable question est donc de savoir si la grève de 1895 fut utile au mouvement ouvrier. Apparemment non : les ouvriers verriers ont échoué à prendre le contrôle de l’usine et ont préféré bâtir leur propre verrerie, qui est restée active, dans sa forme ouvrière, jusqu’en 1931. Surtout, ce ne sont pas les grèves et les affrontements qui ont permis une augmentation des salaires et des conditions de vie, mais l’accroissement de la productivité, ce contre quoi les ouvriers se sont battus en cette année 1895. On pourrait même penser que la grève est un frein au développement économique et social.

La grève, frein au développement humain ?

Laissons la parole à Jean Fourastié, qui a merveilleusement démontré le rôle essentiel de la productivité dans le développement technique et humain, et l’inanité de la grève et de la lutte sociale dans les tentatives d’assurer ce développement. Quelques propos tirés de son œuvre seront une belle conclusion de cette grève ouvrière de 1895, et cette grève des verriers est aussi une belle illustration des idées que Fourastié a développées dans son œuvre.

Jean Fourastié, le progrès social et la grève

C’est du progrès scientifique que vient le progrès social, condition de la vraie civilisation (1).

Les croissances et les chutes prodigieuses illustrent ce qu’il y a à la fois d’inquiétant et de déroutant dans l’évolution économique contemporaine, c’est que cela s’est passé pendant que nous sommes vivants. Si cela s’était passé en trois ou quatre générations, nous aurions eu le temps de prendre conscience de ces faits. (…) Le désarroi du monde actuel provient essentiellement du fait que nous n’avons pas le temps de prendre conscience des faits (2).

Au contraire depuis 1700 ou 1730, un facteur nouveau, bientôt prépondérant, le progrès technique, a engendré l’évolution contemporaine. L’accroissement du rendement du travail a brisé le cadre rigide où se mouvait l’humanité ; les fluctuations de la production et la consommation ne sont plus axées sur une horizontale, mais sur une courbe ascendante : il y a progrès économique. Ce progrès, notamment parce qu’il a permis une réduction de la durée du travail indispensable à la simple subsistance, et ainsi un accroissement de la culture intellectuelle, a engendré un progrès social ; donc le progrès social n’est pas la cause du progrès économique, mais sa conséquence. Ainsi s’explique le fait, apparemment déroutant, que ce ne soit pas toujours dans les pays où l’action sociale est puissante que le progrès économique et l’accroissement du niveau de vie des masses se trouvent les plus rapides. Il arrive même souvent que l’action sociale la plus noble ralentisse le progrès économique ou provoque des régressions (3).

[La grève] n’a plus d’action réelle ni sur le niveau de vie, ni sur la durée du travail ; elle n’est qu’un moyen grossier et coûteux d’arrangements discontinus, moyen très inférieur pour les salariés et pour l’entreprise comme pour la nation, à une concertation permanente et correctement informée (4).

(1) Jean Fourastié, Le grand espoir du XXe siècle, Paris, Gallimard, 1963, p. 338.
(2) Idem, p. 339.
(3) Idem, p. 323-325.
(4) Jean Fourastié, Les trente glorieuses ou la révolution invisible, Paris, Fayard, 1979, p. 242.

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