La cuisine de Prague

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dimanche 29 décembre 2013

Chronique gastronomique

À Prague, près du pont Saint-Charles enneigé par l’hiver, Paul Claudel fit la découverte de l’enfant Jésus, caché dans une église. Sourire de bambin et joues de poupons, une couronne sur la tête, un globe terrestre dans la main, la statuette de cire mesure un demi-mètre, mais sa dévotion en impose plus que sa taille. Claudel broda des vers en guise d’habits royaux :

Il neige.

Le grand monde est mort sans doute. C’est décembre.

Mais qu’il fait bon, mon Dieu, dans la petite chambre !

La cheminée emplie de charbons rougeoyants

Colore le plafond d’un reflet somnolent,

Et l’on n’entend que l’eau qui bout à petit bruit.

Là-haut sur l’étagère, au-dessus des deux lits,

Sous son globe de verre, couronne en tête

L’une des mains tenant le monde, l’autre prête

À couvrir ces petits qui se confient à elle,

Tout aimable dans sa grande robe solennelle

Et magnifique sous cet énorme chapeau jaune,

L’Enfant Jésus de Prague règne et trône.

Il est tout seul devant le foyer qui l’éclaire

Comme l’hostie cachée au fond du sanctuaire,

L’Enfant-Dieu jusqu’au jour garde ses petits frères.

Inentendue comme le souffle qui s’exhale,

L’existence éternelle emplit la chambre, égale

À toutes ces pauvres choses innocentes et naïves !

Quand il est avec nous, nul mal ne nous arrive.

On peut dormir, Jésus, notre frère, est ici.

Il est à nous, et toutes ces bonnes choses aussi :

La poupée merveilleuse, et le cheval de bois,

Et le mouton sont là, dans ce coin tous les trois.

Et nous dormons, mais toutes ces bonnes choses sont à nous !

Les rideaux sont tirés… Là-bas, on ne sait où,

Dans la neige et la nuit sonne une espèce d’heure.

L’enfant dans son lit chaud comprend avec bonheur

Qu’il dort et que quelqu’un qui l’aime bien est là,

S’agite un peu, murmure vaguement, sort le bras,

Essaye de se réveiller et ne peut pas.

Délicatesse de l’enfant que rappelle Noël et vers lequel tendent les adultes. Délicatesse de ces doux moments où même les conflits dans les pays en guerre semblent s’arrêter. Prague offre son canard rôti, ses vins de Bohème, ses bières légères, blondes ou brunes, ses innombrables recettes de choux. À U Kalicha, on peut déguster une immense assiette du Père Joseph, l’empereur Joseph, composée de charcuteries nombreuses. On peut aussi y demander un demi cochon de lait rôti, juste à point, avec la couenne subtile et la chair encore douce. On peut y boire des bières légères et volatiles, qui accompagnent merveilleusement la charcuterie, et on peut surtout y écouter les musiques de Bohème, et y voir les danses des artistes qui y viennent.

Cela réchauffe de l’hiver piquant et du froid qui ne cesse de grandir au-dehors. L’hôtel peut-être loin, à U Kalicha, qui reprend l’histoire du brave soldat Chvéïk qui a vécu dans cette ville de Prague pendant la Première Guerre mondiale, à l’époque de l’Empire finissant, tous les lieux se retrouvent, tous les temps. La Bohème est une grande terre littéraire, et dans ce restaurant de Prague, on peut mêler la chair, la bière, les mots. Les pays gastronomiques sont aussi des pays de lettres, pensons à l’Espagne, l’Italie, l’Irlande et la Russie. C’est au tour de la table que les meilleurs livres se font, ou bien en pensant à la table. Il faut de l’huile pour faire des livres, et aussi du vin et du contenu. Les lettres sont le symbole de la vie, tout comme la table, et il devient impossible de penser à la table en omettant la littérature.
En suivant ces pas, le guide Michelin est tout autant un guide culinaire que littéraire, et les recettes de cuisine deviennent des poèmes. De la verve, de la couleur, c’est tout ce que l’on retrouve dans les fourneaux et dans les bibliothèques. Que l’on pense à la tirade de Cyrano sur les brioches et les boulangers. Après nous avoir servi son nez et son panache, il nous sort son brio.

À Prague, capitale européenne de l’Europe danubienne, de cette Europe centrale qui a tout autant fait l’Europe que la latine, la germaine ou la saxonne, les mets recouvrent les restaurants, les cafés, les bars, ces lieux de vie où la mort passe, où les hommes s’écoulent. La littérature étant aussi la vie, il est normal qu’on la croise dans les traverses et les ruelles.

À Prague, on retrouve Apollinaire s’extasiant devant l’horloge hébraïque qui fonctionne à rebours. On croise Kafka, et avec lui la destruction d’une certaine idée de l’intelligence. On rencontre les intellectuels juifs, dont beaucoup ont les noms qui s’égrènent sur les murs de la synagogue mémorial de l’Holocauste. Là où surgit l’intelligence, là frappe la mort, car les forces destructrices haïssent la vitalité et l’innovation. La table devient le lieu de résistance des peuples, par les plats nationaux que l’on peut consommer, par les histoires de racines et de terroirs que l’on s’y raconte, et aussi parce que la table est subversive, et que les cœurs et les âmes se libèrent des oppressions.

Le Printemps de Prague s’est d’abord éveillé autour d’une table, autour d’un verre. Ce sont les lieux constants de la liberté et de la créativité humaine, les lieux de la connaissance et de l’inventivité. C’est aussi pour cela que les totalitarismes veulent les abattre. Et Paul Claudel, homme de goût, homme de lettres, homme de chair, ne s’y est pas trompé en décrivant l’Enfant Jésus de Prague, pour ajouter des vers à l’esprit et de l’intelligence à Dieu ; pour apporter une nouvelle touche à l’art et à la création.

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