La Turquie, laïque ou islamiste ?

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mercredi 17 juillet 2013

Un article de Tancrède Josseran écrit en octobre 2010.

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The New Turkish Republic

De la laïcité autoritaire à la démocratie islamique

Pièce majeure du dispositif d’endiguement de l’Union Soviétique à l’époque de la guerre froide, aujourd’hui à la confluence des routes énergétiques de l’Eurasie, la Turquie, de par son emplacement géographique, a toujours suscité l’attention des experts de Washington. Depuis le 11 septembre 2001 s’est ajouté à ces préoccupations stratégiques, l’idée qu’en raison de son identité duale, à mi-chemin entre l’Occident et l’Orient, la Turquie pouvait devenir un modèle pour l’ensemble du monde musulman. Dans un livre intitulé, comme un manifeste, La nouvelle république turque, Graham Fuller, observateur reconnu du monde turc, se fait l’interprète de cette démocratie en terre d’Islam.

Ancien vice-directeur adjoint de la CIA, Graham Fuller, a longtemps été en poste en Turquie dont il parle couramment la langue. Il conserve depuis lors l’oreille attentive de l’administration américaine et des Think-Tanks de la cote Est. Au début des années 2000, Fuller, devenu chercheur à la Rand Corporation, est l’un des premiers à avoir popularisé le concept « d’Islam modéré ». Très critique à l’égard du gouvernement Bush, auquel il reproche sa politique aventuriste en Irak, Fuller estime que toute stratégie de confrontation directe avec l’Islam est vouée à l’échec. Selon lui il faut amener le monde musulman à changer de l’intérieur. Fuller porte un regard peu amène sur les expériences laïques dans les pays musulmans. La grande tare des processus de modernisation autoritaire au Moyen-Orient, qu’ils soient kémalistes ou baasistes est de s’être développé sans assise sociale véritable, en raison du rejet par la grande majorité de la population des principes de sécularisation. Au lieu du bon gouvernement règne l’arbitraire, la corruption, l’incompétence et la misère. Terreau sur lequel prospère frustration et aigreur, vecteur du terrorisme djihadiste. Dans les pays musulmans, les bases culturelles et sociologiques préalables à la laïcité n’existent pas. La laïcité est un produit purement occidental, que le christianisme portait déjà en germe dans ses principes de séparation du temporel et du spirituel. Aussi, la démocratie n’accompagne pas forcément la laïcité et peut revêtir bien d’autres aspects. La démocratie a des antécédents anciens, qui dans ses formes prémodernes a su s’accommoder du fait religieux. Dans la tradition coranique des termes comme Umma (communauté), Choura (consultation mutuelle), et maslaha (intérêt général) montrent que souveraineté populaire et pouvoir divin peuvent se compléter harmonieusement. Graham Fuller considère que la Turquie, de par ses institutions et le fait qu’elle soit relativement épargnée par la polarisation sanglante qui affecte l’Islam avec le reste de l’Occident, est le pays le plus propice à la naissance d’un « Islam modéré ». La tension permanente avec le kémalisme obligeant la mouvance islamiste à effectuer un effort d’innovation qui n’a pas d’équivalent dans le reste du monde musulman (1).

Un équilibre rompu

Il y a quelques années, à l’occasion d’un périple en Anatolie Centrale, Graham Fuller conversait amicalement avec un habitant du cru. A celui-ci qui s’étonnait de sa connaissance de la langue turque, Fuller répondit qu’il était un spécialiste du Moyen-Orient. Ce à quoi son interlocuteur surpris répliqua : « Mais alors que faites-vous donc en Turquie ? » (2). Pour Fuller cette anecdote est révélatrice de la crise identitaire qui secoue la Turquie. Elle résulte du choix abrupt de société opéré au début du XXe siècle. Le Moyen-Orient, dans le discours des élites kémalistes, fait figure de miroir négatif de l’identité turque. Il est synonyme d’archaïsme social, d’obscurantisme religieux, tout ce contre quoi la jeune République inspirée du Positivisme et des Lumières s’est élevée. Il a fallu attendre le début des années quatre-vingts pour que la diplomatie d’Ankara commence à s’investir réellement dans la région. A la différence de l’anglais, du français ou de l’allemand, peu de diplomates turcs parlent l’arabe. Si l’on suit Fuller dans son raisonnement la révolution kémaliste, en coupant la Turquie de ses racines orientales et musulmanes, a créé un profond traumatisme au sein de la population qui s’est vu imposée brutalement par la force un système de valeurs en opposition avec ses traditions. Cette lobotomie culturelle aurait cassé les efforts menés tout au long du XIXe siècle par l’ottomanisme libéral, pour synthétiser et adapter aux réalités islamiques la modernité occidentale. Ce mouvement, qui au sein d’un empire multiculturel a tenté de concilier unité, progrès et tradition a été « détruit par le kémalisme » (3). Mustapha Kemal, en supprimant le Califat en 1923, a privé l’Islam d’une institution centrale. D’où un vide, qui a permis l’éclosion des mouvements radicaux. Depuis lors, privé de centre névralgique, le monde musulman est à la recherche d’un leader (4).

Fuller appelle Turcs et Arabes à se départir de leurs préjugés réciproques pour redécouvrir une histoire commune trop souvent oubliée. A la différence des Balkans et des révoltes incessantes des populations chrétiennes, jusqu’à l’insurrection de 1916, les populations arabes ont toujours fait preuve de loyauté à l’égard de l’empire. A l’aune de ce constat, Fuller interprète le succès du Parti de la Justice et du Développement (AKP) de Tayip Erdogan, comme le signe que la Turquie redécouvre son identité profonde. L’émergence d’une société turque moderne, en paix avec son histoire, passe par un processus qui doit s’inscrire en creux avec l’héritage kémaliste. Aux structures autoritaires de l’Etat turc, il faut opposer la démocratie, à l’Etat-nation centraliste et uniformisateur, la pluralité des identités, à l’appartenance supposée à l’Occident, l’appartenance réelle à l’Orient (5).

Vers un islam modéré

L’AKP est parvenu à réaliser la synthèse entre Démocratie, Foi, et Economie de Marché. Suivant une logique où l’esprit d’entreprise se substitut à la confrontation, le parti de Tayip Erdogan réinterprète de manière positive la tradition islamique. L’islam politique recouvre, selon Fuller, une large palette d’opinions qui ne tendent pas tous vers le radicalisme. En cela il rejoint Yalçin Akdogan, théoricien du néo-islamisme turc, pour lequel l’AKP est « un parti de masse conservateur aux fondements culturels et religieux » (6). A travers l’action gouvernementale la dimension islamiste de l’AKP ressort clairement. Fuller pointe ainsi la tentative de libéralisation du port du voile dans les administrations et les universités, le projet avorté de criminalisation de l’adultère, la politique visant à favoriser les élèves des lycées imam-hatip, l’influence grandissante des banques islamistes ou encore la ré appropriation décomplexée du passé ottoman (7).

Toutefois, à la différence des partis islamistes traditionnels, l’AKP ne cherche pas à supprimer la laïcité pour instaurer la Charia. La laïcité, dans le cadre d’une société ré islamisée en profondeur, peut parfaitement subsister de manière formelle. Dans un pays à 99% musulman où la pratique religieuse est massive, la religion est intégrée de facto à la sphère publique. Cela sans compromettre une laïcité de nature concordataire où à l’exception de tous les autres cultes, l’Islam de rite hanafite est seul reconnu et financé. Plutôt que d’œuvrer à faire des lois pour imposer par le haut un dogme, les néo-islamistes turcs estiment qu’ils doivent en premier lieu s’impliquer personnellement et moralement dans la vie de tous les jours. Reprenant les termes de Mehmet Metiner, intellectuel islamiste, Fuller souligne que « l’Islam n’est pas seulement un système de croyance personnel et un code de vie. Il apporte également une identité, une orientation morale et sociale, une appartenance personnelle à une large vision historique et philosophique qui va plus loin que la simple observance rituelle de quelques règles » (8). L’élaboration de cet Islam modéré ne peut faire l’économie des « questions normatives » ayant un rapport direct avec la Foi. Fuller note avec intérêt l’effort entrepris par le ministre des affaires religieuses, Ali Bardakoglu, pour adapter la tradition coranique aux cadres de la société moderne. La pratique de l’Ijtihad (interprétation et raisonnement sur la base des textes sacrés) fermée depuis le Xe siècle doit être relancée. L’interprétation ne devrait pas se limiter aux seuls Coran et Hadith du prophète mais être ouverte à l’imagination créatrice (9). Cette dynamique de réforme impulsée par le haut rejoint le travail de terrain effectué depuis plusieurs années par les confréries religieuses. Le mouvement de Fethullah Gülen en est l’archétype le plus abouti. Fethullah Gülen, qui vit en exil aux Etats-Unis, est à la tête d’une vaste toile associative. Il est accusé par l’Armée de représenter une menace pour l’Etat, en raison de son activisme dans le domaine de l’éducation. Sa confrérie gère quelques 200 écoles, du Maroc à l’Ouzbékistan en passant par la Turquie. Elles y dispensent la formation des futures élites. Le mouvement a pour objectif d’apporter un changement social graduel dans la vie turque à travers la propagation des valeurs de l’Islam. Mais c’est au niveau du quotidien plutôt qu’à travers le politique que ces changements peuvent se concrétiser. Mais l’apolitisme de ce mouvement est sujet à caution. De par son emprise dans l’éducation, la finance, la communication, la presse (le quotidien « Zaman » est diffusé à 300 000 exemplaires), les disciples de Gülen sont capables d’interférer puissamment dans les controverses publiques. Fuller note avec justesse, « il est incontestable qu’un mouvement qui aspire de façon aussi explicite à transformer la société à partir de l’individu, ne peut aboutir à terme qu’à la création d’institutions nationales et sociales reflétant cet ordre moral » (10). En substance, l’on passe brutalement de l’idée d’une Turquie présentée comme un pays moderne parce que laïque et occidentalisée à celle d’un modèle pour le monde musulman, parce que porteuse d’un islam modéré.

Retour vers le futur

Pour Fuller, la Turquie est en train de clore la parenthèse ouverte en 1923 par la rupture radicale opérée avec l’Orient musulman. Si la Turquie doit poursuivre sa marche vers l’Europe et prouver de cette manière que l’Islam est capable de coexister pacifiquement avec l’Occident, elle doit également servir d’aimant politique à l’ensemble du Moyen-Orient. Ankara ne doit pas hésiter à relire son passé ottoman pour y puiser les éléments culturels et religieux les mieux à mêmes à être compris des pays arabes. A ce titre, Damas et Ankara ont annoncé la mise sur pied d’une commission mixte d’historiens chargés d’établir un consensus sur les quatre siècles de présence ottomane en Syrie. Depuis 2004, la Turquie assume la présidence de l’Organisation de la conférence islamique (OCI). Ankara souhaite rationaliser les mécanismes de fonctionnement afin de les rendre plus efficaces. La création d’un secrétariat permanent permettrait aux pays musulmans de parler d’une seule voix. Parallèlement, la Turquie postule au sein de la Ligue Arabe au statut d’observateur. Invitée en mars 2006 au sommet de Khartoum, Erdogan, a donné un signe fort, en débutant son allocution par une citation du Coran (11). Sous l’impulsion d’Ahmet Davoglu, conseiller diplomatique d’Erdogan, la Turquie s’oriente vers une politique multidirectionnelle fondée sur le concept du non-ennemi (12). Le veto apposé par l’AKP à la guerre en Irak a impressionné le monde arabe. Fuller estime qu’une Turquie autonome, débarrassée du sceau infamant de courtier servile des Etats-Unis, est la plus apte à propager l’influence occidentale. Dans la continuité du projet d’Islam modéré, il s’agit d’amener les pays de la région à une nouvelle conception de l’organisation politique, économique et sociale. Les pays arabes étant plus disposés à écouter cette nouvelle Turquie que l’ancienne… Le fait qu’Ankara entretiennent des contacts avec le Hamas, ou que la diplomatie turque cultive des relations de bon voisinage avec la Syrie et l’Iran, ne doit pas inquiéter outre mesure les Etats-Unis (13). L’AKP a bien trop besoin du soutien de Washington comme protecteur face à l’armée pour remette fondamentalement en cause l’alliance américaine.

Fuller considère que le récent rapprochement turco-syrien peut amener Damas à ouvrir des pourparlers de paix avec Israël, mais aussi le régime baasiste à évoluer de l’intérieur. Malgré les vives réserves émises par les Etats-Unis, l’Iran et la Turquie travaillent depuis 2007 à la constitution d’un partenariat énergétique. Un oléoduc reliant les réserves de gaz et d’hydrocarbure de la Caspienne à la Méditerranée est en passe de matérialiser ce projet. La Turquie pense qu’ouvrir l’Iran sur son environnement régional est le meilleur moyen d’amener Téhéran à revoir ses ambitions nucléaires.Sans remettre en cause la légitimité de l’Etat israélien, l’AKP entretient des relations cordiales avec le Hamas auquel il prône la modération. Si l’idée d’Islam modéré à été souvent évoqué publiquement, y compris en Turquie par des officiels américains, elle n’a jamais fait l’unanimité au sein de l’administration Bush. Des néo-conservateurs influents, à l’image de Franck Gaffney, Michael Rubin ou surtout Daniel Pipes, ont rejeté cette théorie en accusant l’AKP de double jeu. A contrario, Fuller juge positif le fait que la Turquie puisse s’affranchir ponctuellement de la tutelle américaine. La Turquie est ainsi plus écoutée ; elle devient à la fois une porte ouverte sur l’Ouest et un exemple à suivre. En d’autres termes, les Etats-Unis devraient encourager la société turque dans sa mutation et, sans interférer, laisser Ankara, par le dialogue, attirer l’ensemble des pays de la région dans son sillage (14). En ce sens, l’abandon de la politique de la confrontation et du recours aux « missionnaires bottés », prôné par Barack Obama à l’occasion de la course à la Maison Blanche, corrobore les analyses de Graham Fuller. Mais en Turquie, et plus précisément dans les cercles nationaux-républicains, les conceptions défendues par Fuller sont loin d’éveiller les mêmes espoirs (15).

La République est inextricablement liée à la laïcité, qui est sa religion civile.La substitution du qualificatif de laïc par celui de pays musulman modéré est lourde d’équivoques. C’est tout le triptyque originel Etat-nation, Etat-Unitaire, Etat-laic qui est désarticulé. L’adéquation entre Islam et démocratie prend en défaut l’ensemble de l’édifice républicain. Minant ses fondements autoritaires, la démocratie légitime du même coup un projet politique en rupture avec le système établi. Dans ce processus, libéralisme politique, religieux et économique se soutiennent mutuellement. Hostile à l’étatisme dans lequel ils voient une divinisation de l’homme, les islamistes militent pour l’économie de marché. Au dogmatisme idéologique de l’Etat kémaliste, les islamistes opposent la liberté de conscience. Au carcan uniformisateur de l’Etat « jacobin », ils objectent la diversité des appartenances. Quasi-naturellement, les thèmes centraux de la démocratie libérale rejoignent ceux de l’AKP. Interrogé en marge d’un colloque sur l’avenir du Moyen-Orient, l’ancien chef d’Etat-Major des forces armées turques, le général Büyükanit, mettait en garde « Certains groupes de pensée propagent actuellement l’idée que la Turquie serait un modèle d’Etat musulman modéré. Cela contrevient à l’essence même de la République. Car l’Etat ne peut-être laïc et islamique. Il est soit l’un soit l’autre » (16).

Tancrède JOSSERAN

Tancrède Josseran est expert en géopolitique et spécialiste de la Turquie.

Il a publié un livre portant sur la nouvelle Turquie : La nouvelle puissance turque, Ellipses, 2010, 220 p., 17€.

1) Graham E. Fuller, The New Turkish Republic, United States Institute of Peace Press, Washington, 2008, p55. 2) Ibid. p 3. 3) Ibid. p 19. 4) Ibid. p 20. 5) Ibid. p 17. 6) Ibid. p 51. 7) Ibid. p 52. 8) Ibid. p 54. 9) Ibid. p 55. 10) Ibid. p 59. 11) Ibid. p 70. 12) Ibid. p 43-44 13) Ibid. p 80. 14) Zaman, 18 janvier 2006, Ali H. Aslan, « Suriye ve Iran konusunda Türkiye ABD’dan akilli », [ Au sujet de la Syrie et de l’Iran la Turquie est plus intelligente que les Etats-Unis]. 15) Yeni Cag, 7 août 2007,Arslan Bulut, “CIA sefi Fuller ‘in Osmanliciligi ve AKP’in görevi”, [ L’ottomanisme du chef de la CIA Fuller et le service de l’AKP]. 16) Hürriyet, 5 juin 2008, “Büyükanit’tan Ilimli Islam açiklamasi”, [Explication de Büyükanit sur l’Islam modéré ].

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