La Russie, tombeau des empires

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lundi 23 février 2015

C’est un lieu commun des études géopolitiques que de constater que la Russie oscille sans cesse entre l’Europe et l’Asie. Que Pierre le Grand ait érigé Saint-Pétersbourg dans les marais baltiques pour mieux arrimer son empire aux wagons de l’Europe ne fait pas oublier la Tartarie et les steppes eurasiatiques, où les Cosaques de Tarass Boulba firent vibrer une certaine idée de l’âme russe. Alexandre 1er vainquit Napoléon, comme autrefois Pierre 1er, Charles XII de Suède, et comme plus tard Staline, le chancelier Hitler. Si la France a longtemps vécu sous la menace des troupes du Pacte de Varsovie, la crainte ne fut pas que virtuelle. Avec l’effondrement du Premier Empire, les Cosaques ont bien envahi Paris, découvrant certes le charme de ses bistrots et de son champagne, mais laissant aussi le souvenir d’une désolation. La Russie fut souvent le tombeau des empires, même sans l’aide du Général Hiver. Est-elle sur le point d’en abattre un quatrième, celui de l’Union Européenne ? Depuis des mois que la crise ukrainienne chauffe, les Européens n’arrivent à conclure ni accord ni entente. Ce sont les diplomaties nationales qui reprennent le dessus, et les échanges se font d’État à État, sans vraiment tenir compte d’une diplomatie continentale unifiée. Comme autrefois en Yougoslavie et en Serbie, l’Europe comme structure politique diplomatique montre son impuissance. Personne ne songe à conclure une nouvelle Sainte-Alliance comme au temps du congrès de Vienne (1815), et les Allemands ne semblent pas disposer non plus à se rapprocher de la nouvelle Russie, alors même qu’ils furent les premiers à conclure un accord avec la toute jeune URSS (traité de Rapallo, 1922). La stratégie unifiée de Moscou ne peut que heurter une Europe désorganisée et déstructurée. La crise actuelle en Ukraine est un nouveau révélateur de l’attraction et de l’incompréhension séculaire entre ces deux espaces culturels, qui tout en étant proche n’arrivent pas à se comprendre.

Une communauté de destin. Pourtant, entre Europe et Russie les destins sont bien liés. Le fait même qu’ils se combattent depuis l’époque moderne montre qu’ils ont une histoire commune. Dans leurs racines et leurs constructions mentales, les Russes se rattachent à Byzance et Moscou se voit comme la nouvelle Rome. On rejoue là l’opposition des Grecs et des Latins. La Russie a plus souvent rêvé de l’Europe que l’Europe de la Russie. L’obtention d’un débouché sur la Méditerranée fut une des constantes de la diplomatie russe au XIXe siècle, alors qu’aucun pays européen n’a pensé planter son drapeau à Vladivostok et se baigner dans le Pacifique. Combien d’écrivains russes ont été influencés par l’Ouest ? Dostoïevski et Tolstoï, Tchekhov et Soljenitsyne. Combien de musiciens, de Tchaïkovski à Rachmaninov ? C’est le génie de ces artistes que d’avoir su concilier leur culture avec celle de l’Europe. Quand Charles de Gaulle annonce l’Europe de l’Atlantique à l’Oural, ou quand Jean-Paul II encense les deux poumons culturels et spirituels du continent, ils s’attachent bien à montrer l’unité et la continuité d’un territoire marqué par les fractures. Ces visions étaient d’autant plus remarquables qu’elles allaient à l’encontre de la balafre du Mur. Abattre la nouvelle frontière mentale entre l’Ouest et l’Est est bien un des enjeux majeurs de la construction de l’Europe.

Chronique parue dans l’Opinion

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