La Bourgogne, les moines et le vin

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dimanche 18 novembre 2012

La Bourgogne entre moines et vins

Un Clos Vougeot et un Meursault, voici deux vins mythiques qui font trembler d’émotion les amateurs de flacons de qualité. Le rôle des moines dans le développement des vignobles bourguignons est connu, car il fut crucial. Nous voudrions ici revenir sur des éléments essentiels de leur genèse et de leur développement.

Les princes et les moines

La Bourgogne doit beaucoup à ses princes, dont le célèbre Philippe le Hardi, fils du roi de France Jean II, qui, par une ordonnance du 13 juillet 1395, a proscrit l’usage du cépage gamay dans ses vignes pour imposer le pinot noir. Il tenait en effet à ce que son vignoble soit de la plus haute qualité, ce qui passe par le choix de cépages de valeur. Bien que les édits du duc de Bourgogne ne s’appliquent pas aux terres bénédictines qui sont libres de droit, les moines ont quand même appliqué ces sages recommandations œnologiques, eux qui sont dans la recherche perpétuelle de la qualité.

Cluny et Cîteaux

Abbayes inestimables au cœur de la Bourgogne, Cluny et sa fille rebelle Cîteaux sont les deux joyaux de la région.
Comme l’écrit l’historien anglais Hugh Johnson : « Au Moyen Age les valeurs de la civilisation trouvèrent refuge dans les monastères » (Une histoire mondiale du vin).
Cette sentence, aussi juste que percutante, montre clairement le rôle de premier plan joué par les monastères. Si la vigne pousse dans la terre, c’est au ciel qu’elle s’épanouit. En 1112, Bernard part de Cîteaux pour fonder Clairvaux. Puis, après celle-ci il fonde d’autres monastères. Sa règle stipule que lorsqu’une abbaye compte soixante moines douze doivent partir pour en fonder une autre. À sa mort, en 1153, il y a 400 abbayes, soit environ 24 000 moines. Un siècle plus tard, en 1250, on compte 2000 monastères, soit 120 000 moines. Autant de lieux où l’on cultive la vigne, autant de vignerons. Cette expansion monastique explique l’expansion viticole.

Cîteaux est fondé en 1098. En 1100, l’abbaye acquiert un petit terrain inconnu situé à 10 kilomètres : Vougeot. Le but de cet achat est d’y planter des vignes afin de produite le vin nécessaire au monastère. Il n’est pas possible de planter la vigne à proximité de l’abbaye car le terrain est trop plat et trop humide. Au XIIe siècle les moines bâtissent le célèbre cellier encore visible de nos jours. Les acquisitions ne s’arrêtent pas là : en 1112 le duc de Bourgogne fait don de Meursault à l’abbaye, puis ce sont d’autres terrains qui sont, selon les cas, achetés, donnés ou loués : Nuits, Vosne, Volnay, Pommard, Fixin, Corton. L’énoncé de ces terrains possédés par les cisterciens est aussi l’énoncé des plus grands crus de Bourgogne.

Au début du XIIe siècle ces vignobles sont inconnus. Le climat bourguignon est trop froid, les vins sont trop clairs, pas assez sucrés, les marchés sont trop loin. Et contrairement aux vignobles de Loire, la Bourgogne ne dispose pas d’axe fluvial pour transporter la production à Paris et dans le nord de l’Europe. Si bien que le transport est coûteux et qu’en plus le vin risque de tourner. Du vin de Bourgogne, les gens de bien ne veulent. Alors, pour nos moines, ces terres froides et excentrées sont un défi à Dieu. Eux qui sont des hommes de prière et de travail, ils recherchent ce qu’il y a de plus dur, de plus pénible, c’est pour cela qu’ils ont quitté la riante Cluny pour les marais emplis de roseau — de cistels —, d’où est né Cîteaux. Planter une vigne ici est un défi qu’ils relèvent, non pour eux, mais pour Dieu. Quand on fait une chose pour Dieu cela transcende davantage que la faire simplement pour les hommes ; il fallait leur folie pour faire sortir la vigne de ces froids marécages. Et puis Cîteaux est en concurrence spirituelle avec Cluny, qui possède tout le domaine de Gevrey Chambertin. Réussir sur leurs vignes est aussi un moyen de concurrencer l’abbaye des moines noirs.

La grande chance du vignoble bourguignon a été l’installation, en 1308, de la papauté en Avignon. Enfin un débouché, et un débouché facile. En descendant le cours du Rhône on y arrive directement. Il devient beaucoup plus facile de faire venir les vins de Bourgogne que de France ou de Picardie. Les papes goutent donc ce vin, et l’apprécient, preuve qu’il devait être bon car c’étaient de grands connaisseurs. Ils l’apprécient tant qu’en 1364 Urbain V interdit à l’abbé de Cîteaux d’envoyer du vin à Rome afin d’assurer l’approvisionnement constant de ses celliers. Et comme en Avignon passent les princes et les rois, c’est toute l’aristocratie européenne qui peut goûter les vins de Beaune ; quelle publicité ! Une fois rentrés sur leurs terres ces princes veulent eux aussi se procurer ce vin, ce qui assure une diffusion continentale aux vins des Cisterciens.

Les techniciens bénédictins

Les moines bénédictins ont inventé le clos. Le sol est parsemé de ces pierres blanches et plates qui nuisent au bon travail de la vigne. Les moines les retirent donc et les disposent le long de leurs parcelles pour ériger des murets. Ces murets ont trois avantages : ils permettent de clarifier la propriété des terres en empêchant quiconque de pénétrer sans autorisation, ils évitent les vols de fruit, et la destruction des grappes causée par le broutage des troupeaux, ils permettent aussi de capter la chaleur du jour et de la restituer la nuit, méthode très utile en cette région au climat froid. Les clos relèvent donc d’une technique, et non pas d’une volonté d’égayer le paysage.

La technique est justement une grande spécialité des moines. C’est eux par exemple qui mettent sur pied les immenses foudres, dont l’usage est à la fois de faire vieillir le vin, mais aussi de montrer la puissance de l’abbaye. C’est eux aussi qui créèrent les pressoirs. Arrêtons-nous un instant sur ces machines, dont nous passons souvent négligemment à côté sans se rendre compte de la haute valeur technologique qu’ils renferment.

Un des problèmes de la vendange est de presser les grappes pour en recueillir le jus. Le pressurage se fait souvent par foulage, c’est-à-dire que les grappes sont disposées dans un grand baquet dans lequel les vignerons entrent nus — ou légèrement habillés — afin de les écraser de par leur propre poids. Le foulage est une méthode joviale, sympathique, quoique dangereuse, car les vapeurs d’alcool remontant elles peuvent causer des évanouissements, mais c’est une méthode qui n’est pas très efficace, dans la mesure où une part importante du jus reste dans les grappes et est ainsi perdue. Le pressage permet de recueillir 20 à 25% de jus en plus que le foulage, ce qui signifie que les rendements sont augmentés de presque un quart. Donc on peut produire plus de vin mais sans diluer la qualité puisque la sélection des grappes a déjà eu lieu. C’est donc très bénéfique. Cela permet de vendre plus de vin, et donc de gagner plus d’argent, tout en vendant un vin de qualité.
L’invention du pressoir fut à l’agriculture du XIIe siècle ce que le tracteur fut au XXe.

Murets, pressoirs, ce sont quelques unes des inventions techniques déployées par les moines. A cela on peut ajouter le travail du sol. La terre seule ne peut pas produire un grand vin. Vougeot, Pommard, Volnay et les autres sont des terrains qui ont été drainés, des terrains sur lesquels les moines ont enlevé une partie de la terre pour en mettre d’autre, plus fertile ; des terrains dont, aujourd’hui encore, on remonte le sol des coteaux tombé en contre bas à cause du ruissellement, afin de limiter l’érosion. À cela bien sûr sont ajoutées de nombreuses fumures pour engraisser la terre, afin de développer des flaveurs et des saveurs plus marquées.

Les moines ne se contentent pas de sélectionner et d’améliorer les meilleurs cépages, ils bannissent aussi le complantage, méthode qui consiste à planter, dans une même parcelle, des plants de vigne et des arbres. Cette méthode est ancienne, pratiquée par les Grecs et les Romains nous en trouvons également mention dans la Bible. Mais cette méthode a l’inconvénient d’appauvrir le sol, de détourner une partie des nutriments nécessaire à la vigne au profit des arbres, de priver les grappes de soleil à cause de l’ombrage des feuilles, et de diminuer la température de la parcelle, tout en augmentant l’humidité. La conséquence c’est que les grappes sont moins concentrées et moins riches en goût. Les moines ont supprimé le complantage dans leur parcelle, ne faisant que de la vigne. Cet exemple n’a pas été suivi par les autres vignerons, une des raisons étant que les fruits produits sont un complément de revenu non négligeable, mais cela les condamnait à produire un vin de moindre qualité. Lors de son voyage en France dans les années 1780 l’Anglais Arthur Young a noté dans ses carnets le contraste entre les vignes gérées par des laïcs où le complantage était la norme, et le clos de Vougeot, géré par les moines, où il n’existait pas. La qualité amène des contraintes, elle a un coût, mais elle produit des résultats.

Quelle était en effet la superficie du vignoble bourguignon au XVIIIe siècle ? En 1780 on peut l’estimer à 40 000 hectares contre 29 500 hectares aujourd’hui. La grande région viticole n’était pas Beaune mais Dijon, dont la banlieue était couverte de vignes. Une vigne qui ne se limitait pas à la Côte d’Or mais que l’on trouvait jusque dans la plaine et dans les vallées.
La renommé du vignoble ecclésial était telle que les bourgeois bourguignons ont essayé, au cours du XVIIe siècle, de racheter des parcelles de vignes aux moines et aux évêchés. Dijon a en effet connu un développement économique un peu similaire à celui de Bordeaux, notamment avec l’installation d’un Parlement. Cette noblesse de robe a voulu, elle aussi, investir dans la terre, et plus particulièrement dans la vigne. Alors plutôt que d’acheter des parcelles vierges, de les planter et de les travailler, ils ont préféré acquérir des vignes déjà existantes, notamment en les rachetant à l’Église. C’est ainsi que La Romanée est cédée en 1631, avant d’être rachetée en 1760 par Louis François de Bourbon Conti pour devenir La Romanée Conti. En 1651 c’est le clos de Bèze, appartenant au chapitre de la cathédrale de Langres qui est vendu puis, en 1660, Cîteaux cède une partie de Fixin et le chapitre de Saulieu vend Corton, qui lui avait été donné en 775 par Charlemagne. Les Parlementaires et les aristocrates offrent des prix si avantageux qu’il est difficile de résister à la tentation de la vente. Mais le véritable terme de la présence ecclésiale dans le vignoble français est causé par la période révolutionnaire et la nationalisation des biens du clergé. Si cette présence n’est plus marquée dans la terre elle demeure dans les étiquettes et dans l’histoire.

Article paru dans le numéro de septembre de la revue de l’abbaye de Fleury.

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