19 L’embouchure d’un fleuve

Vous êtes ici : Accueil > Articles > 19 L’embouchure d’un fleuve

mercredi 4 mai 2011

Chapitre 19 de Parlare di vino.

Qui peut nous prendre au sérieux quand nous disons qu’en matière culinaire nous devons beaucoup aux Anglais ? C’est à l’embouchure d’un fleuve mémorable, d’un fleuve rupestre, méandreux et collinaire que l’on appréhende le mieux le goût irrépréhensible des Anglais pour les sujets de bouche. Douro, nom inconnu. Porto, nom mal connu. Vieux vin rance et poussiéreux trainant au fond de bouteilles en verre noir. Vieux sirop de raisin pour vieille tante poudrée, bu dans des verres usés au coin de la télé. Porto, vin innommable, vin que l’on boit du bord des lèvres et dont on espère que le passage au gosier sera des plus rapides. Hélas, que les clichés sont durs, qu’ils sont tenaces les poncifs.

Ma première rencontre avec le porto s’est faite à Los Angeles. J’accompagnais Philip Marlow qui tentait de percer les secrets d’une haute fenêtre et d’une grande veuve. C’est en pénétrant dans la propriété aux larges bandes de pelouses vertes que nous avons aperçu la vieille dame, derrière les vitres de son oriel, assise dans son rocking-chair en rotin et sirotant son verre de tawny port.
À glass of port ?
No thank you, my fair lady.

À l’époque je ne connaissais ni porto ni Douro, mes horizons stagnaient au bord du Pacifique, coincé entre la Sierra désertique et les vignobles de Sideways.

Aucun vin, peut être, que le Porto, n’est plus déconnecté de son terroir. Aucun vin ne vit plus en marge de la terre que lui. Pourtant, quels paysages ! Que de schistes sont roulés par ce fleuve. Qu’il a fallu de bras et de pelles pour creuser les chemins, édifier les coteaux, dépierrer les champs et bâtir des murets. L’homme a laissé échapper plus de sueur que les grappes n’ont produit de vin.
Sur la rive droite, au fond, une ville XVIIIe. Des maisons en pierres blanches nous distinguons la claire régularité des fenêtres classiques, des rues au cordeau et des étages alignés. Sur le front du fleuve, la ville n’est point anarchique, on y a bâti un quai qui accueille les voiliers, avec leurs cargaisons de tonneaux et de morues salées. Poisson contre boisson, telle semble être la devise des transactions. Le porto est un vin si anglais qu’on en oublierait presque qu’il se boit en portugais. Sur l’autre rive, face au quai, se trouve cette si délicieuse et si agréable église, si petite qu’on dirait une chapelle. Long bâtiment quadrangulaire, aux fenêtres étroites pour empêcher toute lumière, à la porte de bois dur surmonté d’un pilastre qui est bien le seul élément de décoration extérieur. Les murs sont passés à la chaux pour rejeter la chaleur du soleil, ici, la seule chaleur acceptée est celle de Dieu. C’est ici qu’officiait un de mes amis prêtres. Il connaissait une des voyantes de Fatima. La dernière fois que je le vis, c’était deux ans avant sa mort. Il célébrait la messe au porto, manière de rappeler que ce produit est bien du vin. Dans la petite burette de cristal le sacristain versait deux doigts de tawny, la dose quotidienne de l’abbé, pour la matinée. Pas du blanc, mais du rouge, toujours du rouge, le blanc était pour lui sacrilège. Je me suis parfois demandé s’il ne craignait pas davantage d’offenser les bonnes manières que d’offenser le Christ. Sa mère, qui est morte subitement deux jours après lui, à un âge encore plus vénérable que le sien, préparait les tripes de Porto, les fameuses tripeiros, de façon divine. Lisbonne se fait belle et Porto travaille, a-t-on coutume de dire, en la voyant s’affairer aux fourneaux je me rendais compte à quel point la cuisine est un travail honnête et grave, et que l’on peut se grandir en travaillant. Dans une faisselle en faïence reposait le poulet débité en morceaux avec à côté les haricots blancs et les tripes. Elle ne laissait à personne le soin de faire les courses, allant elle-même au marché, qui était son monde et sa patrie véritable. Toujours vêtue d’un châle rouge elle avait la particularité de rajouter des poireaux à ses tripes, en plus des oignons et des carottes de rigueur.
Les tripes, pour elle, c’était l’entrée : à cette mise en bouche il fallait une consistance. C’est pourquoi elle nous servit ce jour-là sa morue à l’Alentejana. La morue a tous les désagréments qu’un plat puisse supporter : la tête du poisson est horrible et son odeur est insupportable. Pour la dessaler, elle avait pris l’habitude de plonger le poisson dans la réserve d’eau des toilettes. Ainsi, chaque fois qu’une personne tirait la chasse l’eau de la réserve se renouvelait et la bête perdait un peu plus de son sel. Aux yeux de l’étranger la France à le camembert, l’Italie les pâtes et le Portugal la morue. Il faut voir le poisson frétiller dans l’huile d’olive de la poêle, se dandinant sous les perfusions de chaleur, rétrécissant sa chair et virevoltant sa cuti. Pour l’Alentejana il est ensuite nécessaire d’ajouter de la farine pour épaissir la sauce. Sans farine, le plat n’est rien. Tout comme cette région dont on pourrait se demander si elle serait quelque chose si sa boisson n’existait pas. Encore une fois il faut remercier les Anglais d’avoir porté leur curiosité en des terres inconnues ; c’est qu’ils sont passés maîtres dans l’art de faire travailler les peuples pour se procurer de quoi faire travailler leur estomac. Ceci dit, ce n’est pas la peine d’avoir inventé le porto chez les autres si c’est pour boire du whisky chez soi. Il faut toujours que les Anglais ne fassent pas les choses comme nous autres Français. Nous, nous avons développé la gastronomie chez nous et nous l’exportons chez les autres. Eux, ils l’ont créée chez les autres et ils n’arrivent pas à l’importer chez eux.
Comme dessert je m’attendais à des pasteis de nata, bien que nous ne fussions pas en période de Noël, mais la vieille dame nous servit un bolo rei, ces grandes brioches aux fruits confits et à l’angélique que l’on consomme traditionnellement pour l’Épiphanie. Curieusement, en mangeant ce gâteau le souvenir d’un pont métallique sur le Douro me revient à l’esprit. Lors de ma première visite, il me fallait sans cesse l’emprunter, car mon hôtel se trouvait sur une rive et mes bureaux sur l’autre, c’était d’une telle simplicité ! À l’époque à l’entrée du pont se trouvait un panneau d’affichage pour une publicité de porto Taylor, le même que nous buvions alors, et c’est au nom de l’étiquette, plus qu’au goût du verre, que je me ressouviens de mon premier voyage. La mémoire a parfois besoin de vue pour s’activer, des images dont nous ignorons jusqu’à l’existence et qui surgissent au déclenchement d’une odeur, d’une parole ou d’une idée.

C’est en voyant ce carmin aux jambes tumultueuses que je me transportai alors dans le petit salon vert de Sir Worthing. Nous avions travaillé toute la journée à une affaire difficile concernant ses investissements financiers. Vers 21 heures, après une journée de travail commencée à 8 heures, il me proposa une collation avant de nous coucher. Bien que la fatigue soit forte, j’acceptais tout de même, ravi de pouvoir enfin mettre un terme à cette journée harassante. Nous passâmes dans un petit salon à la tapisserie vert empire et aux boiseries de chêne, il me fit asseoir dans un club. Mon ami ouvrit un buffet chinois en laque noire incrustée de nacre. Là se trouvait une bouteille de vieux porto. Il me tendit un verre et me servit. Je dois dire que je craignais beaucoup cette absorption d’alcool à une heure si tardive, et avec la fatigue pesant sur les épaules. Heureusement il avait fait venir auparavant un plateau contenant du pain de seigle et du roquefort. Je m’étonnais de cette association, comment peut-on manger du roquefort avec un porto ? Mais bien vite il calma mes craintes et me servit une large tranche de pain sur laquelle il apposa une forte part de fromage. Je croquais à pleine dent dans le crémeux fromage, ne rencontrant les premières résistances qu’au contact de la croute tendre du pain. L’odeur boisée et farineuse du seigle se mêlait au fumé acre et calcaire de la fourme. En moi s’inhalaient les fleurines, les moisissures et les bêlements des brebis.

Comme un enfant gourmand mangeant sa tartine, je dégustais ma récompense. En habit de ville, avec mon costume de flanelle noire et ma cravate rayée jaune et vert, en chemise de popeline à poignet mousquetaire, je dégustais, avec tout le bonheur de l’enfant des Causses, ce fromage paysan et rustique moulé par les mains calleuses et produit par des brebis obstinées. Contre la vitre battait le smog et le crachin anglais, dans ce petit bureau de style géorgien, les tentures vertes se muaient en prairies de montagne, le cuir des fauteuils reprenait vigueur pour rappeler les vaches qui meuglent, et il n’est pas jusqu’à ce temps typiquement anglais qui prenait des accents rocailleux se mêlant à l’Autan, des accents de dolines et de combes désarmées. Je savourais le roquefort étalé sur son plateau de seigle, mon ami savourait mon plaisir et ma surprise. Un peu de civilité, voilà de quoi passer de l’autre côté des affaires. Finis les hedges funds, les placements à deux mois, les taux de conversion et les devises fluctuantes, finis les bureaux en plastique imitation bois, les open space, les écrans d’ordinateur et les téléphones sonnant au rythme de l’avancée des secondes. Finie la City, loin, loin le business et les affaires, loin, loin, les taux de rentabilité et les billets d’avion pour New York ou Singapour, fini les Blackberry et les IPhone. La moquette était tapie d’herbe fraîche, les murs horizons de Causses, et mon fauteuil devenait une pierre, posée là, pour la méditation et la contemplation du monde.

Prenez donc une gorgée de Porto, voilà quel avait été son conseil. Décidément, ces Anglais ont des goûts bien curieux, mais je savais qu’il avait raison. Jamais peut-être le Douro ne se marie mieux qu’avec l’enfant du Rouergue. Des mains pour dépierrer le sol aux mains pour traire les brebis, des mains pour lever des murets, aux mains pour descendre dans les caves, des mains pour vendanger les grappes, aux mains pour étendre la pourriture magique ; mains différentes, gestes asymétriques, mais même volonté de rebâtir un monde se moquant de la nature, même volonté de montrer que l’homme peut faire naître l’impossible en bien des endroits fous.
Dans mon LBV trente ans d’âge je buvais du chocolat amer et du café, des noix de Grenoble et des raisins de Corinthe, et le salé exaltait l’acide du fromage, le crémeux se gargarisait du tannin fondu et de la charpente tonifiée. Il souriait l’infâme devant mon plaisir d’enfant. Combien de nos collègues, en ce moment, travaillaient tout en mangeant leur sandwich de pain blanc au jambon polyphosphaté et en absorbant leur soda aux gaz et au sucre ? À palais immature, cerveau immature. Qui ne sait apprécier et distinguer les saveurs ne sait rien, saveur et savoir vont main dans la main, et qui se nourrit de congélation pense aussi de façon congelée. Nous pouvions étendre les jambes, fermer les yeux, et penser à ces marins anglais qui ont porté le Porto sous toutes les latitudes. La tête des Aborigènes quand ils ont vu débarquer les colons en bas de soie jugés sur des tonneaux de Port. La suprématie du latifundiaire argentin quand, méditant dans son rocking-chair, il progresse dans les ordres de la métaphysique à chaque lapée de tawny, quand ses hommes en sont encore à se saouler au rhum. Peut-on célébrer la messe au porto ? Les spécialistes ne sont pas tous d’accord, pourtant c’est bien du vin. Et cette question vaut mieux que les interrogations sur la fluctuation du cours de change franc suisse / yen à quinze jours. Hélas, il fallait donc finir. Plus de pain, plus de roquefort, et jusqu’au verre que je laissais sans goutte. Toute chose matérielle a son terme, et quand tout est fini seule demeure figés dans la conscience et dans le temps le souvenir des choses et leurs plaisirs fugaces ouverts sur les désirs des collines éternelles. La mémoire sélectionne et ne retient que la vie. Morts les chiffres et les calculs, morts les combinaisons financières, de cette journée il ne me souvient que ce moment, moins d’une heure, mais jusqu’à la mort, ce moment d’amitié et de civilité, ce moment de partage et d’union des cultures. Et c’est un Anglais qui m’expliqua comment marier le Porto et le roquefort ; preuve que le plaisir peut s’allier à l’humilité.

Par Thèmes