L’actuelle défaite de March Bloch 1/2

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samedi 17 mai 2014

Les causes de la défaite de 1940, analysées par Marc Bloch, se rapprochent très fortement de ce que nous connaissons aujourd’hui : rigidité intellectuelle des études, fermeture des élites, mépris pour le peuple.

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Stupéfié, comme d’autres, par la terrible déroute de juin 1940, l’historien March Bloch s’est longuement interrogé sur les causes de cette défaite. Le titre de son livre, écrit au début de la guerre, L’étrange défaite, est à lui seul le résumé de cette débâcle qui est d’abord intellectuelle et morale. Bloch n’accuse ni les armes ni la stratégie choisie d’être les principaux responsables de la déroute. Il en accuse le conformisme intellectuel des forces vives de la nation, la routine administrative des corps de l’Etat, l’affadissement des corps constitués. C’est la tête de la nation qui s’est comme sclérosée, empêchant à la fois toute réflexion et toute analyse de la situation, enfermant la France dans des réflexes passéistes, incapable qu’elle fut alors de comprendre les nouveaux enjeux mondiaux, et notamment l’essence profonde du nazisme.

À relire Marc Bloch aujourd’hui, et sans vouloir faire de parallélisme de mauvais goût, on ne peut être que stupéfié par les points communs existants entre 1940 et ce début de XXIe siècle, notamment en ce qui concerne la paralysie de notre système éducatif. Celui qui fut le grand historien de la société médiévale et de la paysannerie a finalement atteint le sommet de son art dans cet ouvrage d’histoire récente où, analysant ce conflit mondial comme en son temps Thucydide la guerre entre Athènes et Sparte, il a montré que la méthode historique permettait aussi d’analyser les faits les plus récents.

Une faiblesse collective

« Il faut avoir le courage de le dire. Cette faiblesse collective n’a peut-être été, souvent, que la somme de beaucoup de faiblesses individuelles. Des fonctionnaires ont fui, sans ordre. Des ordres de départ ont été prématurément donnés. Il y eut, à travers le pays, une vraie folie de l’exode. Qui de nous n’a rencontré, sur les routes, parmi les files d’évacués, des cohortes de pompiers, juchés sur leurs pompes municipales ? À l’annonce de l’avance ennemie, ils couraient mettre en sûreté leurs personnes, avec leurs biens. Par ordre, je le veux croire. Tout pouvait bien, là-bas, périr dans l’incendie, pourvu que fût conservé, loin des braises, de quoi l’éteindre... Beautés de la bureaucratie, diront certains. Hélas ! Le mal était plus profond. » (p. 150)

Mal profond de la bureaucratie, atteinte de cet individualisme à court terme qui lui fait considérer le salut de ses biens personnels avant celui de son pays. Dans ce descriptif touchant et vif de la débâcle on reconnaît l’inconsistance d’une nation qui ne vit plus ensemble mais qui juxtapose des intérêts privés.

« Notre machinerie de partis exhalait un parfum moisi de petit café ou d’obscurs bureaux d’affaires. Elle n’avait même pas pour elle l’excuse de la puissance, puisqu’elle s’est effondrée aux premiers souffles de l’arbitraire, comme un château de cartes. Prisonniers de dogmes qu’ils savaient périmés, de programmes qu’ils avaient renoncé à réaliser, les grands partis unissaient, fallacieusement, des hommes qui, sur les grands problèmes du moment -on le vit bien après Munich- s’étaient formé les opinions les plus opposées. » (p. 174)

La déroute éducative

Est-ce parce qu’il est lui-même professeur ? Toujours est-il que Marc Bloch insiste de façon répétée sur la faillite éducative comme cause première de la défaite.

« Instituteurs, mes frères, qui, en grand nombre, vous êtes, au bout du compte, si bien battus ; qui, au prix d’une immense bonne volonté, aviez su créer, dans notre pays aux lycées somnolents, aux universités prisonnières des pires routines, le seul enseignement peut-être dont nous puissions être fiers ; un jour viendra bientôt, je l’espère, un jour de gloire et de bonheur, où une France, enfin libérée de l’ennemi et, dans sa vie spirituelle plus libre que jamais, nous rassemblera de nouveau pour les discussions d’idées. Ce jour-là, instruits par une expérience chèrement acquise, ne songerez-vous pas à changer quelque chose aux leçons que vous professiez hier ? » (p. 160)

Ces lycées somnolents et ces universités prisonnières des pires routines, ne les retrouve-t-on pas aujourd’hui dans le conformisme intellectuel qui découle des programmes scolaires et des fonctionnaires chargés de les faire appliquer ? Cette vie spirituelle plus libre que jamais, ces discussions d’idées, sont-elles encore possibles aujourd’hui alors que règne une dictature de la pensée unique ? Le mal intellectuel et moral mis à jour par Marc Bloch se retrouve dans notre vie de l’esprit.

« Oscillant sans trêve entre un humanisme à l’ancienne mode, parvenu à demeurer toujours bien fidèle à sa valeur esthétique, et le goût souvent intempérant des nouveautés, aussi incapable de préserver efficacement les valeurs esthétiques et morales de la culture classique que d’en créer de fraîches, notre enseignement secondaire fait beaucoup trop peu pour développer l’énergie intellectuelle. Comme les universités leurs étudiants, il accable les élèves d’examens. Aux sciences d’observation, si propres, pourtant, à développer l’initiative des yeux et de la matière grise, il accorde peu de place. » (p. 171)

Nul besoin de classements PISA ou de rapports officiels du Ministère, dire que « l’enseignement secondaire fait beaucoup trop peu pour développer l’énergie intellectuelle » est à lui seul un aveu de défaite de la pensée, de la transmission et de l’école. A posteriori, cela contredit aussi ceux qui pensent que l’école est en crise depuis les années 1970 et que tout allait bien chez elle auparavant. L’analyse de Marc Bloch témoigne du fait que si les enfants savaient lire et écrire, le conformisme intellectuel les empêchait réellement de penser. Ce qui est valable pour le secondaire, l’est encore plus pour le supérieur. En relisant les pages que Bloch consacre à la formation supérieure on est stupéfié de la sclérose morale, de la morgue vaniteuse, de la suffisance de corps constitués qui ont failli à leur mission et qui ont été incapables de diriger le pays. Bloquée dans un conformisme administratif rigide, la France se retrouve dans l’impossibilité d’être modernisée. Accaparée par les grands corps de l’Etat qui se sont auto-proclamés seuls capables de la diriger, la France est enfouie dans un passéisme qui la rend incapable de faire face aux défis du présent. Si ces pages décrivent la situation des années 1920-1930 on pourrait quasiment telle quelle les reproduire pour la France actuelle.

« Aussi bien, gouvernaient-ils tant que cela, nos Parlements et les ministres sortis de leurs rangs ? Des systèmes antérieurs, ils avaient gardé plusieurs grands corps publics qu’ils étaient bien loin de diriger étroitement. Sans doute, les préoccupations de parti ne manquaient pas d’intervenir, assez souvent, dans le choix des chefs d’équipe. De quelque côté que soufflât le vent du moment, les désignations qu’elles imposaient étaient rarement les plus heureuses. Mais le recrutement de base restait presque exclusivement corporatif. Asile préféré des fils de notables, l’École des Sciences Politiques peuplait de ses élèves les ambassades, la Cour des Comptes, le Conseil d’État, l’Inspection des Finances. L’École Polytechnique, dont les bancs voient se nouer, pour la vie, les liens d’une si merveilleuse solidarité, ne fournissait pas seulement les états-majors de l’industrie ; elle ouvrait l’accès de ces carrières d’ingénieurs de l’État, où l’avancement obéit aux lois d’un automatisme quasi mécanique. Les Universités, par le moyen de tout un jeu de conseils et de comités, se cooptaient à peu près complètement elles-mêmes, non sans quelques dangers pour le renouvellement de la pensée, et offraient à leurs maîtres des garanties de permanence, que le système présent a, provisoirement, dit-il, abolies.
(…)
Le régime eut-il tort ou raison de respecter ces antiques corporations ? On peut en disserter à perte de vue. Les uns diront : stabilité, tradition d’honneur. Les autres, vers lesquels j’avoue incliner, répliqueront : routine, bureaucratie, morgue collective. Une chose, en tout cas, est certaine : sur deux points, la faute fut lourde.
Quel tollé quand, par l’établissement d’une École d’administration, un ministère de Front populaire prétendit battre en brèche le monopole des « Sciences Po » ! Le projet était mal venu. Mieux eût valu certainement favoriser, par des bourses, l’accès de tous aux fonctions administratives et en confier la préparation aux universités, selon le large système de culture générale qui fait la force du Civil Service britannique. Mais l’idée première était juste. (…) D’autre part, le système de cooptation qui, officiel ou non, régnait dans presque tous les grands corps, aboutissait à y fortifier beaucoup trop le pouvoir de l’âge. Comme dans l’armée, l’avancement, à quelques exceptions près, était généralement assez lent et les vieillards, se perpétuant aux sommets, s’ils acceptaient de tendre l’échelle à quelques-uns de leurs cadets, choisissaient, pour cela, de préférence, leurs trop bons élèves. » (p. 176-178)

Il n’y a qu’à rajouter les noms d’écoles aujourd’hui en vue pour actualiser le tableau ; l’incapacité créatrice et dynamique est pour le reste toujours présent.

A suivre.

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