L’Occident et la culture (3/3)

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mercredi 12 juin 2013

III/ Exporter sa culture : la romanisation

1/ Qu’est-ce que l’Occident

C’est la Guerre froide qui a donné au terme occident le sens que nous lui connaissons aujourd’hui. C’était un moyen habile de montrer la continuité entre l’Europe et les États-Unis, et d’expliquer que nous avions une culture commune. Avant d’user de ce terme, on parlait d’Europe, à l’époque où l’Occident se limitait à un continent. Au Moyen Âge on évoque plutôt la Chrétienté. Si l’on parle d’empire d’Occident, c’est à titre de localisation géographique, afin de le distinguer de l’empire d’Orient. L’Occident ne recèle alors aucune connotation civilisationnelle ou culturelle. Pour revenir à la source, l’Occident, c’est Rome ; l’occidentalisation, c’est la romanisation. Depuis l’Empire romain, le monde est marqué par ces limites tant politiques que culturelles que sont les limites de l’empire romain, le fameux limes. Toute l’histoire du monde est inscrite dans la frontière dressée par l’empire. C’est dans Rome qu’est né le christianisme, qu’il s’est développé et qu’il a infusé la civilisation originale qu’il a vue naître. Toutes les tentatives pour faire sortir le christianisme des limites de l’Empire romain ont été un échec. L’adhésion au calvinisme et au luthéranisme, au XVIe siècle, reprend l’exact contour des tracés des frontières de l’Empire romain. Il a fallu attendre l’époque contemporaine pour que les chrétiens se risquent à exporter leur foi au-delà du limes, les tentatives des XVIe-XVIIe siècle ayant échouées. Il est encore trop tôt pour dire s’ils ont réussi.

Être occidental, c’est donc être romain. C’est avoir non pas uniquement le vêtement romain, et les façons de manger romaines, mais l’esprit des Romains. Jean Fourastié définit l’Occident selon deux critères : le droit et la personne.
C’est en Occident que la notion de droit s’est développée et que le droit a été érigé en principe important de la société. Non pas uniquement le droit religieux, comme cela existe dans de nombreuses civilisations, mais aussi le droit civil. Le droit permet notamment la reconnaissance de la propriété privée, la sanction du vol, la protection des faibles et des personnes usurpées. Dans son célèbre livre, Le mystère du capital, l’économiste Hernando de Soto attribue l’essor économique occidental et sa suprématie matérielle au fait que celui-ci maîtrise le droit.

C’est en Occident aussi qu’est née la notion de personne. À travers cette notion, c’est la reconnaissance de la liberté humaine, condition indispensable au développement économique. C’est la reconnaissance de la liberté d’expression, de religion, de réunion. La notion de personne est le corollaire de la laïcité qui, en assurant la distinction entre l’État et l’Église, permet le développement humain.
L’Occident seul possède le droit et la personne, ces deux notions étant issues de la philosophie gréco-romaine et du christianisme. Les autres cultures peuvent bien adopter les modes alimentaires et vestimentaires, tant qu’elles n’auront pas adopté le droit et la personne elles ne seront pas occidentalisées. Or, ce sont ces deux notions qui permettent la naissance et le développement du capitalisme, condition indispensable au développement économique.

2/ L’Occident et la richesse

De la richesse et de la pauvreté des nations, il y a beaucoup à dire. Cette question, pourquoi des pauvres ici, pourquoi des riches là, nombreux sont ceux qui essayent d’y répondre, souvent en vain. Nombreuses sont les explications qui ont été données aux raisons de la pauvreté et de la richesse, allant de l’exploitation méthodique de certains peuples par d’autres peuples, à la chance du climat et au bonheur des circonstances. Aucune de ces explications n’est réellement satisfaisante. C’est Jean Fourastié qui, à travers son œuvre, a apporté la réponse la plus pertinente à cette question, en comprenant le fonctionnement de l’économie. C’est sur ses travaux que nous allons faire reposer la réflexion qui va suivre.

Fourastié a montré l’importance cruciale de la productivité dans le développement économique. C’est l’amélioration technique qui permet de faire baisser le temps de travail, de faire baisser les prix, d’accroître le confort de vie. Comme il le dit lui-même : « Ce n’est pas la hausse du salaire qui fait la hausse du pouvoir d’achat ; c’est la technique de production ; c’est l’organisation du travail, c’est la productivité du travail. » Tous ses travaux reposent sur l’analyse de la productivité et ses effets dans le développement économique. Les transformations techniques majeures survenues à partir du milieu du XVIIIe siècle ont permis de faire reculer les famines en augmentant le volume de blé produit. Puis, ces transformations ont ensuite créé et remodelé le paysage industriel en l’espace de très peu d’années, avant de faire émerger le secteur tertiaire. En moins de deux siècles, l’Occident est passé d’un monde traditionnel tourné vers l’agriculture et soumis aux aléas climatiques et au risque de manque de nourriture, à un monde nouveau, technicisé, où le spectre du manque a été chassé, et où les conditions de vie ont été bouleversées. Ce passage d’un monde économique à l’autre a été trop rapide pour que les générations qui l’ont connu puissent en prendre conscience. Dans l’esprit de beaucoup nous sommes encore dans le monde d’avant, ou dans le monde de la transition, qui a culminé avec la civilisation industrielle qui à l’échelle de l’humanité a été de bien courte durée. Dès 1948, Fourastié prévoyait l’effondrement futur de l’emploi dans le secteur industriel, avec un taux d’emploi dans le secteur tertiaire qui regrouperait 90% des employés. Il disait cela alors que l’industrie apparaissait à beaucoup comme la fin de la transition économique. Force est de reconnaître aujourd’hui qu’il avait raison et que le maintien à tout prix d’emplois dans le secteur industriel est un combat vain mené contre les changements économiques salutaires.

Si la productivité est la clef des transformations économiques et du développement, comment celle-ci se crée-t-elle ? Fourastié démontre que c’est l’ingéniosité de l’homme qui permet l’amélioration de la productivité. C’est la recherche et la découverte qui assurent la naissance de nouvelles machines ou de nouvelles façons de faire. D’où l’importance de la formation et du savoir intellectuel, ce dont il ne cesse d’insister tout au long de ses ouvrages. Ce rapport entre l’intelligence et la réalisation concrète et technique, c’est ce que l’on appelle le capitalisme. Si l’Occident est développé, ce n’est pas parce qu’il a exploité d’autres peuples, mais parce qu’il a réussi à accroître sa productivité, à innover et à inventer ; pour le dire simplement, parce qu’il a développé un système capitaliste. Le capitalisme est le moteur du développement occidental. Le capitalisme, c’est l’intelligence humaine appliquée au progrès technique qui permet la production de richesse. Le capitalisme n’est pas un système économique, c’est un mode d’être anthropologique car il repose sur la liberté de l’homme.
Si c’est le capitalisme qui permet cet essor, force est alors de se demander pourquoi le capitalisme est né en Occident et pas ailleurs. Là aussi, Jean Fourastié apporte une réponse lumineuse.

3/ La richesse et la culture

Si le détour par la productivité pour expliquer le développement économique de l’Occident a pu nous faire perdre de vue le rôle de la culture, nous y revenons rapidement dès lors que l’on s’interroge sur les origines de l’essor productiviste en Occident. Cet essor est permis par la mise en place d’un système capitaliste. Le capitalisme n’est pas une manière de produire, mais un état d’esprit, une vision du monde, qui assure l’innovation permanente, le refus des déterminismes, la création. Le capitalisme ne se satisfait pas de l’existant, il vise à toujours imaginer et créer ce qui pourrait exister. En tant que tel, ce n’est ni une doctrine, ni une idéologie, ni une façon de faire, mais une façon d’être et de percevoir le monde. Le capitalisme est possible si deux conditions sont réunies : la reconnaissance de l’existence de la personne, et la situation de cette personne dans un ordre juridique stable. Nous retrouvons là la clef de voûte du droit et de la personne déjà mise en valeur plus haut. Or, comme il avait été dit, droit et personne sont les enfants intellectuels et spirituels de la Grèce et du christianisme, donc de Rome. Le capitalisme est le fruit majeur de la romanisation. Comme l’exprimait Fourastié, le développement économique est l’invention de la civilisation chrétienne. Cela explique pourquoi seuls des pays christianisés comptent parmi les pays développés. De cette affirmation on pourra exclure le Japon, mais les chrétiens ont joué un rôle important dans la modernisation du pays. Et quand le Japon a voulu entrer dans le monde moderne, il a copié le modèle occidental, donc chrétien, tout en arrivant à conserver ses traditions et sa culture.

Il en va de même pour la démocratie. Si les années 1990, suite à la chute du communisme, ont vu de nombreux pays adhérer à ce système politique, tous ces pays étaient de culture chrétienne. Jusqu’à présent, on n’a jamais vu un pays non chrétien réussir la mise en place d’un système démocratique. Comme l’a montré Jean-Louis Harouel dans un ouvrage récent, Le vrai génie du christianisme, c’est la laïcité qui permet la liberté politique et l’essor économique. La laïcité, c’est le dualisme entre le politique et le spirituel, c’est-à-dire la distinction, non la séparation, entre l’État et l’Église. Dans un système moniste, politique dirigé par le spirituel ou spirituel dirigé par le politique, la liberté est impossible, de même que la reconnaissance de la personne et de ses droits. Or, la laïcité est un concept éminemment et exclusivement chrétien. Comme l’exprime d’ailleurs un autre auteur, américain cette fois, Arthur Schlesinger, dans Disuninting of America : « L’Europe est la source, l’unique source des notions de liberté individuelle, de démocratie politique, d’autorité de la loi, de droits de l’homme et de la liberté culturelle. (…) Ce sont des idées typiquement européennes, elles ne sont ni asiatiques, ni africaines, ou moyen-orientales, sauf par adoption. »

Nous retrouvons ici la primauté du culturel qui seul peut expliquer l’origine des grands mouvements économiques et sociaux du monde. Ce schéma culturel permet pleinement d’expliquer le passé, notamment les causes du développement. Mais permet-il d’expliquer l’avenir ? Si seuls des pays culturellement chrétiens peuvent se développer que vont devenir les pays non chrétiens, comme l’Inde et la Chine, qui sont pourtant si prometteur ? L’historien essaye d’expliquer le présent avec l’aide de la connaissance du passé. L’interprétation de l’avenir est suffisamment délicate pour que l’on n’essaye pas de s’y risquer. Mais si, comme nous le pensons, c’est la culture qui est le moteur du monde, si c’est la culture qui est première dans l’explication et la compréhension des causes du fonctionnement mondial, alors on peut mettre en doute la pertinence des analyses de ceux qui font de ces pays les prochaines puissances mondiales. La réponse définitive à ces questions sera donnée dans les décennies à venir.

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