L’Europe des fromages

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dimanche 11 mai 2014

Chronique gastronomique

Le Neufchâtel-en-Bray

Nous connaissons tous des hommes de cette catégorie qui peuvent revenir de leur province avec un authentique fromage emmailloté sous le bras ; ces fromages que l’on ne trouve dans aucun marché, qui disent aux contempteurs, dès le premier regard, qu’ils sont du terroir et qu’ils vont le faire sentir. Ce fromage, nous l’avons expérimenté avec un Cœur de Neufchâtel. Marron orangé, la croûte crevassée, pratiquement plus blanche, dérobée de sa floraison extérieure, comme ces arbres fruitiers qui ont abandonné toute fleur et qui croule sous les fruits de leur production, la pâte brune, sèche, resserrée, pratiquement un fromage corse, la garrigue en moins, le lait normand en plus, l’odeur forte, insupportable même, collante, poignante, acide et âcre, l’odeur d’un authentique fromage pourri, sans les vers, sans le vert de gris, l’odeur qui retire toute envie de le toucher, la couleur qui retire toute envie de le goûter, et pourtant on sait qu’il est bon, on nous l’a dit, on fait confiance au fromager, à l’ami qui vient de l’apporter, on sait que l’on ne tombera pas malade, que l’on passera une bonne nuit, que le lait cru, vivant, dansant de ses micros organismes, est un produit plein de vie et de mouvement, et, en dépit de l’odeur intenable, en dépit de la couleur répugnante, on s’apprête à le couper, le couteau à la main, à le déguster, le verre de bière n’est pas loin, à le déguster de façon profonde, joyeuse, délectable - et de petits morceaux suffisent à notre plaisir, surtout qu’il faut le partager entre plusieurs compagnons – alors on coupe le cœur, en tranches parallèles, et le cœur devient un rectangle, puis un carré, puis une forme réellement indéfinissable, et le cœur cesse de battre ici dans son papier, au fur et à mesure que nos papilles se délectent et dansent de joie ; revient alors en mémoire les paysages gras et vert du Bray, la petite Suisse normande, où les vaches font ce qu’elles ont de mieux à faire, savoir de délicieux fromages, des produits de la ferme pour gourmets en culottes, des produits à partager, à aimer, à déguster.

On rit en partageant ce fromage. On est ému de se savoir les seuls, à des lieux à la ronde, à consommer ce plat. Les seuls aussi à pouvoir l’apprécier, les seuls à savoir rendre grâce à ces produits de la terre. À part nous, ici, quelques amateurs, là-bas, des paysans du Caucase, d’autres du Rouergue, quelques pâtres grecs aussi, et des Touaregs du Sahara buvant le lait de leurs chamelles, qui est capable d’apprécier ce genre de fromage ? C’est l’Europe fromagère à travers une école buissonnière de la vie et de la gastronomie, l’Europe des fromages qui va de l’Atlantique à Vladivostok, de la mer du Nord aux sables du Sahara. La Méditerranée n’est pas la frontière de l’Europe, c’est son cœur battant, il faut aller au-delà des reliefs usés et ravalés d’Afrique pour découvrir le vrai limes de notre civilisation. À l’Est, nous partons jusqu’au Caucase, avec ses crêtes bleues et ses aiguilles blanches, avec sa mer Noire qui évoque le rouge de ses combats. L’Europe se fera par les fromages, par l’authenticité du goût, des saveurs, des mets ; c’est pour cela que les technocrates de Bruxelles veulent imposer le lait pasteurisé. C’est l’Europe du lait mort contre le lait vivant, l’Europe des fromages blancs face à l’Europe des fromages à croute. Nous pourrions dessiner une géopolitique des fromages, une géopolitique des frontières fromagères qui serait celle du goût et de la culture. Du marché de Samarkand à celui de Neufchâtel-en-Bray, des étals du Caire à ceux de Lettonie, il y a une grande diversité de plats, de mets, d’épices, de traditions, mais aussi une grande unité, qui saute aux yeux, qui est immédiatement visible. Le vin est cantonné dans un espace restreint, bien qu’il se veuille universel. Il est limité par les buveurs de bière et les buveurs de thé, et par ceux qui refusent de boire du vin. La bière a son pays, son territoire, son houblon. Ce sont des aliments nations, comme il y a des États nations. Seul le fromage dépasse les frontières, les religions, les clivages géographiques, historiques, politiques. On mange du fromage à Casablanca aussi bien qu’à Dublin, à Kiev comme à Lisbonne. Le fromage scelle l’unité de notre destiné commune, l’unité de destin de nos peuples. En revanche, il n’y a pas de fromage au sud du Sahara, pas de fromage non plus en Asie, ni en Amérique, Latine ou Anglo-saxonne, hormis quelques ersatz industriels copiés par des hommes qui ont inventé le fromage plastique, ou par des anciens colons qui ont voulu retrouver, dans leurs haciendas d’Argentine ou du Chili la nostalgie du Vieux Monde, qui sera toujours le monde de la jeunesse.

On peut importer des vaches, des machines fromagères, on peut même importer des fromagers, des affineurs et toute la technique nécessaire à l’élaboration de vrais fromages, il est beaucoup plus difficile d’importer la culture du fromage, le goût du vrai et bon fromage, et le savoir manger de clients exigeants et soucieux de qualité. La planète fromage demeure la vraie Europe, celle qui est divisée dans ses peuples et ses cultures, celle qui est unie par un fil invisible qui forme l’essentiel de sa culture.

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