L’Europe a survécu aux camps de la mort

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samedi 7 mars 2015

La commémoration du 70e anniversaire de la libération d’Auschwitz laisse toujours planer une part d’effroi face à la tragédie barbare qu’ont connue l’Europe et ses populations. Les nazis avaient un véritable projet européen, bien éloigné du mouvement porté ensuite par les fondateurs de la construction européenne. Cette politique a notamment été conduite par Pierre Laval, dont la collaboration avec l’Allemagne a été rationnelle et assumée. Il s’en explique dans un discours du 22 juin 1942 : « De cette guerre surgira inévitablement une nouvelle Europe. On parle souvent d’Europe, c’est un mot auquel, en France, on n’est pas encore très habitué. (…) Pour moi, Français, je voudrais que demain nous puissions aimer une Europe dans laquelle la France aura une place qui sera digne d’elle. Pour construire cette Europe, l’Allemagne est en train de livrer des combats gigantesques. Elle doit, avec d’autres, consentir d’immenses sacrifices. Et elle ne ménage pas le sang de sa jeunesse. » La construction de l’Europe nazie passe par la destruction de la culture européenne classique, celle qui s’est tissée par la Grèce et par Rome et par le christianisme. Les nazis ont un projet culturel et politique novateur qui consiste à substituer une culture à une autre. C’est pourquoi les camps de la mort sont une pièce maîtresse de leur projet. Ils ne servent pas uniquement à éliminer des opposants politiques, mais surtout à éradiquer tout ce qui se rattache à l’Europe classique qu’ils veulent voir mourir. Ces camps reçoivent donc une grande partie de l’intelligentsia européenne et mêlent purification ethnique et purification culturelle.

L’Europe s’est aussi construite dans les camps. L’Europe aurait pu mourir à Auschwitz ou à Dachau. Mais paradoxalement, les camps ont aussi contribué à sa construction. Dans son dernier ouvrage, Guillaume Zeller raconte l’histoire des prêtres déportés à Dachau et un événement émouvant qui permet de percevoir la naissance de cette nouvelle Europe. Alors qu’ils subissent tortures et expériences médicales, ces prêtres européens assurent l’ordination d’un séminariste allemand. Celui-ci, Karl Leisner, est ordonné prêtre le 17 décembre 1944 par l’évêque déporté de Clermont-Ferrand. Alors que leurs deux pays sont en guerre, ils assurent, par cet acte, une partie de la réconciliation de leur nation. L’ordination se fait en compagnie d’une centaine de prêtres de toute l’Europe, Polonais, Tchèques, Autrichiens… avec leur pyjama rayé et leur corps tordus par la souffrance. Beaucoup mourront avant la fin du conflit. Les survivants ont témoigné aux procès de leurs bourreaux, pour que justice soit rendue, mais une justice qui s’inscrive dans le pardon et non dans la vengeance. Le pardon étant l’étape première pour la réconciliation. C’est au moment où les nazis ont cru tuer l’Europe qu’ils haïssaient, en la déshumanisant et en l’abêtissant, que cette Europe a témoigné de ce qu’elle avait de plus civilisé.

Ces pardons individuels ont été les prémices indispensables aux grandes réconciliations nationales, de Gaulle et Adenauer en 1962 à Reims, Mitterrand et Kohl en 1984 à Verdun. Le nazisme a fait prendre conscience aux Européens de leur particularisme et de leurs racines communes. Et c’est sur ces racines que Schuman et Gasperi ont créé les structures de l’union intellectuelle du continent.

Guillaume Zeller, La baraque des prêtres. Dachau, 1938-1945, Tallandier.

Chronique parue dans l’Opinion.

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